Par Vincent Lequenne - Directeur Général de Kadris

À entendre « les acteurs de l'assurance santé parler très régulièrement des programmes de prévention », il semble évident qu'il y a consensus à les considérer comme une nécessité de santé publique. Depuis la mise en place de l'ANI qui a fait basculer progressivement les acteurs de la complémentaire santé vers le marché du collectif, cet accroissement notable des communications autour de la prévention en entreprise s'accompagne-t-il pour autant d'une réalité concrète avec des résultats probants tant en termes de bien être médical qu'en termes économiques ?

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NOTIONS D'ÉCONOMIE DE LA PRÉVENTION EN SANTÉ

Pour distinguer le mythe de l'opportunité, il n'est pas inutile de rappeler quelques notions de base qui déterminent l'économie de la prévention.

1. Pour commencer, malgré l'absence de consensus autour de la définition de la prévention, on distingue :

  • La prévention primaire, qui intervient avant l'apparition de la maladie pour empêcher sa survenue,
  • La prévention secondaire qui concerne les actions à mener lorsque la maladie est survenue dans le but de rendre les soins plus efficaces,
  • La prévention tertiaire qui survient après le déclenchement de la maladie et des soins et qui vise à réduire les conséquences de la pathologie.

2. En termes économiques, la prévention en santé se mesure au travers d'un indicateur : l'EVCI (Espérance de Vie Corrigée de l'Incapacité). Les principales causes d'incapacités ou de décès prématurés sont, pour la plupart, évitables (alcool, tabac, mauvaise alimentation, manque d'exercice physique).

3. Pour évaluer l'efficacité de la prévention, il faut également prendre en compte les coûts de la non-prévention qui sont massifs dans les pays développés.

Ainsi, une étude américaine (Sturm, 2002) montre que les dépenses de santé augmentent de 36% pour les personnes souffrant d'obésité, de 21% pour les fumeurs et de 10% pour les buveurs réguliers excessifs d'alcool. La dépression est également - et de très loin - la première cause de DALY en France comme ailleurs. Outre une forte mortalité, les coûts liés à cette cause sont importants du fait de prises en charge au long cours et en raison de leur influence sur l'absentéisme professionnel.

Il reste très difficile d'évaluer le rapport coût-efficacité des programmes de prévention malgré l'existence de méthodes de calcul en nombre de cas évités ou en gain d'années en bonne santé (DALYs/QALYs ).

En termes de retour sur investissement, tous les travaux ou études effectués s'entendent sur la problématique de la durée. Là où une dépense de vaccination est compensée par un effet immédiat et donc facilement mesurable, les coûts généraux de santé ont un effet différé voire très différé. Par exemple, l'analyse coût-avantage du vaccin ROR montre qu'une politique de vaccination préventive induit une augmentation des dépenses de santé durant les six premières années, qu'elle atteint son point d'équilibre budgétaire au bout de dix-sept ans et enregistre des gains substantiels à compter de la vingt-cinquième année.

  • En résumé, les économistes de la santé s'accordent sur les principes suivants :
  • La prévention en santé n'est pas un facteur majeur de la maîtrise des dépenses de santé,
  • Les actions de prévention obéissent à des rendements décroissants,
  • Qu'au fond il existe une grande similitude en termes de coût-efficacité entre les traitements et la prévention,
  • La prévention se révèle d'autant plus efficace qu'elle s'adresse à des groupes de population à risques, au travers de mesures ciblées.

QUE PEUT-ON APPRENDRE ET REPRENDRE DES CORPORATE HEALTH AND WELLNESS PROGRAMS AMÉRICAINS ?

Fort de ces postulats, la prévention invite finalement à s'intéresser à la santé plus qu'à la maladie. Autrement dit, créer des environnements favorables à la santé plutôt que de se centrer sur la modification de comportements.

Une expérience canadienne montre que les entreprises ayant intégré des programmes de santé basés sur l'amélioration des saines habitudes de vie et de l'environnement de travail constatent que chaque dollar investi génère 1,50 à 3 dollars en gain de productivité dans les 5 ans, qu'éliminer un seul des facteurs de risque santé d'un travailleur augmente la productivité du travail de 9% et réduit l'absentéisme de 2%.

Les Corporate Wellness Programs sont apparus dès les années 70 aux Etats-Unis. Ce sont des programmes, initiés par les entreprises et les assureurs, à destination des salariés, permettant d'accompagner, de faire de la prévention, et de les aider à se maintenir en bonne santé.

L'intérêt des employeurs dans la mise en place de ce type de programmes est en premier lieu de maximiser la productivité des salariés, tout en faisant diminuer le taux d'absentéisme et le manque d'efficacité, en prenant également en compte l'état psychologique des participants.

En France, ces programmes sont régulièrement considérés comme la tendance à suivre au sein des acteurs de la complémentaire pour au moins une raison essentielle : leur large succès commercial. En effet aux USA, 50% des entreprises de 50 salariés et plus proposent un CWP ainsi que 85% des employeurs des entreprises de plus de 1000 salariés.

Toutefois, à y regarder de plus près, ce succès est plus commercial qu'effectif. Plusieurs études locales montrent que même si de nombreux assurés disposent d'un accès à ces programmes au sein de leurs garanties, ils sont beaucoup moins nombreux à en connaitre l'existence (60%) et encore moins à y participer véritablement (40%).

Du point de vue des modèles économiques, les résultats ne sont pas non plus évidents. Les programmes de prévention en entreprise « Lifestyle Management Programs » ont des retours sur investissement qui demeurent hétérogènes et effectifs uniquement sur le long terme. Les études à notre disposition montrent que les programmes les plus rentables pour les entreprises tournent essentiellement autour des problématiques de lutte contre l'absentéisme. Toutefois, l'étude portant sur une centaine d'entreprises présentes sur « Fortune », n'a permis de relever qu'une diminution d'une heure environ de l'absentéisme par an, grâce à ces programmes.

LA SITUATION DES PROGRAMMES DE PRÉVENTION EN ENTREPRISE EN FRANCE

Dans le cadre de l'ANI, les contrats collectifs devraient représenter 56% du marché de la complémentaire santé à fin 2016 et l'on constate que ces contrats ne prévoient pas de CWP. Cela est dû au fait que :

  • Les organismes de complémentaire santé et les entreprises ne sont soumises à aucune incitation à aller dans ce sens, de la part des pouvoirs publics ou du régime obligatoire.
  • La prévention en santé ne peut être analysée que sur le long terme et que la mobilité externe des cadres est, aujourd'hui, de trois à quatre ans. Ceci n'incite donc ni les entreprises, ni les organismes complémentaires à mettre en place des programmes de prévention qui ont des coûts élevés et dont les bénéfices profiteront à la concurrence.

Il n'existe donc pas aujourd'hui de modèle économique viable et incitatif à la mise en place de CWP en France. Seuls quelques grands groupes ont mis en place des programmes de prévention pouvant se rapprocher des « Lifestyle Management Programs » mais ceux-ci peinent toujours à trouver leur modèle et sont principalement des programmes pilotes.

De plus, ces programmes peuvent avoir un aspect négatif pour les salariés, car ils peuvent être synonymes de stigmatisation au sein des entreprises, pour les salariés ne souhaitant pas y participer, ou ne réussissant pas à atteindre les objectifs fixés. Les salariés peuvent également être réfractaires à participer à ces programmes, qui peuvent être considérés comme une intrusion de l'employeur dans leur sphère privée.

Les CWP qui existent aujourd'hui sont souvent mis en place de manière classique, sur des sujets tels que la nutrition et l'activité physique.

Certains utilisent même des objets connectés, tels que des traqueurs d'activité ou des applications permettant d'analyser les aliments, dans le but d'améliorer les comportements des salariés. Mais on constate qu'il y a très peu de services additionnels associés et que l'utilisation de ces objets connectés et applications est d'une durée très courte (environ trois semaines) et ne permettent donc pas de changer le comportement des utilisateurs.

Au-delà des communications, les assureurs considèrent aujourd'hui la prévention comme faisant partie intégrante de leur métier. Ils reconnaissent toutefois que le non-accès aux données de santé les empêche de mesurer les actions de prévention et limite fortement la valeur ajoutée à proposer aux salariés et aux entreprises clientes. Ce qui explique d'ailleurs à notre sens que de nombreuses entreprises mettent en place elles-mêmes ou via des intermédiaires des programmes de bien-être au travail sans recourir à leurs contrats d'assurance santé ou de prévoyance.

CONCLUSIONS & RECOMMANDATIONS

Les CWP, notamment les « Lifestyle Management Programs », sont donc des solutions nouvelles mais dont les limites résident dans :

  • L'incapacité à anticiper les coûts et les ROI, particulièrement en France où le régime de protection sociale (obligatoire et complémentaire) apporte une couverture importante aux salariés.
  • Le manque d'incitation de la part des pouvoirs publics, à destination des entreprises et des régimes complémentaires.
  • La faible adhérence des salariés à ce type de programmes, dû aux manques de services associés (coaching, gamification). Les premiers retours d'expérience récoltés sur ce type de programme montrent que les programmes d'activités physiques et sportives affichent des taux de retour et d'efficacité faibles.

Une anecdote rapportée dans un article de science et avenirrésume bien la problématique de la prévention où il est démontré que « les gens se fient autant aux commentaires de personnes inconnues qu'aux messages de prévention émanant d'organismes de santé reconnus. »

En l'état des situations actuelles, nous recommandons aux organismes acteurs de la complémentaire santé de :

  • En dépit du manque de données de santé détaillées, démarrer les actions de prévention par un ciblage et une segmentation les plus précis possibles, seuls moyens de permettre une évaluation efficace. Dans ce cadre, le recours aux technologies de Big Data permettant d'analyser des données externes peut être envisagé comme une solution d'avenir.
  • Concentrer la prévention en entreprise sur les axes de l'absentéisme, des troubles musculo-squelettiques ou des risques psychosociaux pour lesquels les intérêts des salariés et des employeurs sont communs.
  • Éviter tous les programmes qui pourraient être considérés par les salariés comme une intrusion de l'employeur dans leur sphère privée.
  • Favoriser la « gamification » des programmes au détriment des programmes classiques d'activités physiques ou de conseils passifs (en général au moyen d'accès à des plates-formes bien-être qui ne sont pas la propriété des assureurs, qui en conséquence ne sont pas en mesure de réaliser des suivis ou d'utiliser les données récoltées).

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A PROPOS DES AUTEURS

Vincent Lequenne est Directeur Général de Kadris. Il affiche plus de 28 années d'expérience dans le secteur de la protection sociale (publique et privée) et des assurances. Il possède une double expertise des métiers du secteur et des technologies et services de l'information, acquise au travers d'une riche expérience professionnelle au sein d'organismes du régime obligatoire ou complémentaire. Depuis plus de 15 ans, il est également enseignant associé, d'une part au Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM) ainsi qu'à l'université Paris IX Dauphine (Masters en Economie et Gestion de la Santé).

A PROPOS DE KADRIS

Kadris, cabinet de conseil en stratégie et management du Groupe Keyrus, est un cabinet de référence en France sur les secteurs de la Santé et de la Protection Sociale. Il propose un panel élargi de compétences pour permettre aux acteurs de ces secteurs de s'adapter aux nouvelles technologies ou aux différentes évolutions réglementaires. Dans un secteur en grande transformation, Kadris apporte une expertise à forte valeur ajoutée à même de contribuer à la réussite des projets d'évolution stratégique ou structurelle.

Kadris intervient sur des domaines particulièrement prégnants sur ces secteurs : stratégie partenariale et de développement, rapprochements et fusions, stratégie commerciale et marketing, refonte de gamme produits et services, optimisation de la relation adhérents) ; évaluation et audit (dispositifs sanitaires et médico-sociaux,…) ; conduite et pilotage de projets ; assistance à maîtrise d'ouvrage ; conseil en management des organisations (diagnostics ou audits de performance et recommandations) et accompagnement au changement.

Kadris trouve dans le savoir-faire historique de Keyrus - maîtrise des technologies de traitement et d'analyse de l'information issue des activités de «Business Intelligence», méthode agile, cycle court et collaboratif du monde du Web - un enrichissement naturel de ses compétences qui le rendent unique dans le paysage du conseil. Plus d'informations sur Kadris : www.kadris.fr et sur Keyrus : www.keyrus.fr

[1] Dixit Claude EVIN (Congrès REAVIE 2016)

[2] L'EVCI ou DALY (Disability Adjusted Life Years) = YLD (Years Lived with Disability) + YLL (Years of Life Lost) est une mesure utilisée en santé publique, notamment pour l'évaluation des systèmes de soin. Elle a été retenue par l'OMS parmi ses cinq axes et outils d'évaluation des systèmes de santé pour mesurer le « niveau de santé général » d'une population. Le calcul de l'EVCI permet ainsi de se rendre compte qu'en Europe, en 2014, les maladies psychiatriques représentent la troisième cause d'années de vie en bonne santé perdues (10,9% des DALY) derrière les maladies cardiovasculaires (26.6%) et les cancers (15.4%) alors qu'elles sont pourtant associées à une bien plus faible mortalité ce qui les rend beaucoup moins visibles que ces dernières. Plus de détails sur le site de l'OMS : http://www.who.int/healthinfo/global_burden_disease/metrics_daly/en/#

[3] QUALY (Quality Adjusted Life Years) : est un indicateur synthétique de résultat qui prend en compte l'effet d'un acte de soin ou de prévention tout à la fois sur la longévité et sur la qualité de vie. L'analyse des coûts/QUALY permet de juger l'efficacité de l'affectation des ressources en santé.

[4] Article « Les commentaires sur Internet plus influents que les campagnes de prévention ? » in Science et avenir sur 10/02/2015

https://www.sciencesetavenir.fr/sante/campagnes-de-prevention-vs-commentaires-sur-internet-lesquels-sont-les-plus-influents_28551

La Sté Keyrus SA a publié ce contenu, le 26 octobre 2017, et est seule responsable des informations qui y sont renfermées.
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