Paris (awp/ats/afp) - L'état-major parisien de Lafarge pouvait-il ignorer le pacte conclu par sa filiale syrienne avec l'Etat islamique? L'ancien PDG de Lafarge Bruno Lafont et son ex-directeur général adjoint opérations Christian Herrault ont été mis en examen vendredi, a-t-on appris auprès de leurs avocats.

Les juges d'instruction chargés de ce dossier ont mis en examen les deux anciens dirigeants pour financement d'une entreprise terroriste, mise en danger de la vie d'autrui et violation de la réglementation relative aux relations financières avec l'étranger.

Ils ont tous les deux été placés sous contrôle judiciaire avec caution. Les deux dirigeants avaient été placés en garde à vue mercredi dans les locaux du Service national de douane judiciaire (SNDJ) avec Eric Olsen.

CONTRÔLE JUDICIAIRE

Ce dernier, DRH puis directeur général adjoint du groupe français à l'époque des faits, avant de devenir directeur général après la fusion avec le st-gallois Holcim en 2015, a été mis en examen jeudi pour "financement d'une entreprise terroriste" et "mise en danger de la vie d'autrui" et placé sous contrôle judiciaire. Il devra s'acquitter d'une caution de 200'000 euros, a indiqué une source proche du dossier.

L'affaire est hors norme: la filiale syrienne (Lafarge Cement Syria, LCS) du cimentier est mise en cause pour avoir pactisé avec l'EI entre novembre 2013 et septembre 2014 afin de maintenir son usine de Jalabiya (nord du pays) dans une zone de conflit tenue notamment par l'organisation djihadiste.

Elle lui a fait remettre, via un intermédiaire, plus de 500'000 dollars (491'000 francs suisses) et lui a acheté des matières premières, dont du pétrole, en violation d'un embargo de l'Union européenne, selon un rapport rédigé à la demande de LafargeHolcim par le cabinet américain Baker McKenzie.

NOMBREUSES CONTRADICTIONS

Les enquêteurs tentent de déterminer si la direction à Paris était au courant de tels agissements. Les contradictions entre les trois responsables sont nombreuses.

Christian Herrault, qui a reconnu début 2017 que le groupe avait été victime d'une "économie de racket", a assuré "avoir régulièrement informé Bruno Lafont" et que ce dernier "n'avait émis aucune objection à l'époque", d'après le rapport Baker McKenzie.

Selon ce document, l'ex-directeur adjoint opérationnel a aussi affirmé avoir adressé un courriel à M. Lafont en juillet 2014 pour l'informer que l'usine était à l'arrêt, le temps de trouver un accord "clair" avec l'EI.

Mais l'ex-PDG, entendu en janvier en audition libre par le SNDJ, a démenti avoir eu connaissance de tels faits. "Pour moi, les choses étaient sous contrôle", avait-il affirmé.

QUESTION DE SÉCURITÉ

Il est aussi reproché à Lafarge de ne pas avoir assuré la sécurité de ses employés syriens, restés seuls sur place alors que la direction de l'usine avait quitté la Syrie et que les expatriés avaient été évacués.

Trois autres cadres de Lafarge, dont deux ex-directeurs de l'usine, ont été mis en examen dans cette enquête menée au pas de charge par trois juges d'instruction. Placés sous contrôle judiciaire, "ils rejettent la responsabilité de la poursuite de l'activité de la cimenterie sur la maison-mère", d'après une source proche de l'enquête.

Quant à Eric Olsen, il a affirmé en garde à vue, puis devant les juges jeudi, "n'avoir cessé d'alerter les dirigeants opérationnels, notamment M. Herrault, sur la situation dans l'usine, relevant qu'il n'avait pas le pouvoir de la fermer", d'après cette source. Il a démenti avoir eu connaissance de tout versement litigieux.

RECOURS

"Mon client va former un recours contre sa mise en examen et ne souhaite qu'une chose: que toute la lumière soit faite sur cette affaire le plus vite possible", a déclaré son avocat, Pierre Cornut-Gentille.

Des organisations non gouvernementales, dont Sherpa, partie civile dans ce dossier, souhaitent aussi que les investigations fassent la lumière sur ce que savaient les autorités françaises de l'époque sur les activités de Lafarge en Syrie.

ats/afp/rp