* L'Etat islamique (EI) a environ 300 hommes au Yémen-experts

* Signes croissants de tensions entre l'EI et Al Qaïda

* Les drones US affaiblissement Al Qaïda (Aqpa)

* Ce qui pourrait par ricochet favoriser l'EI

par Sami Aboudi

DUBAI, 5 juillet (Reuters) - La prééminence d'Al Qaïda au sein de la mouvance djihadiste sunnite au Yémen pourrait être remise en cause par ses rivaux de l'Etat islamique (EI) qui représentent une menace peut-être plus importante que les drones américains qui tuent ses dirigeants.

Forte de ses milliers de combattants et d'experts en explosifs, Al Qaïda dans la péninsule arabique (Aqpa), née en 2009 de la fusion entre les branches yéménite et saoudienne du réseau fondé par Oussama ben Laden, reste pour l'heure le réseau islamiste le plus important au Yémen et une menace toujours considérée comme sérieuse par Washington.

Mais les partisans de l'EI cherchent désormais à voler la vedette à Aqpa en lançant une série d'attentats contre les Houthis, ces chiites zaïdites en lutte contre une coalition de pays arabes emmenée par l'Arabie saoudite venue à la rescousse du président yéménite Abd-Rabbou Mansour Hadi, exilé à Ryad.

L'EI, qui était à l'origine la branche irakienne d'Al Qaïda, s'est séparé du réseau créé par Oussama ben Laden et a établi l'an dernier un "califat" sur les territoires d'Irak et de Syrie qu'il contrôle.

Selon Aimen Dean, un ancien d'Al Qaïda, qui dirige aujourd'hui une société de conseil en sécurité basée dans le Golfe, le tout début de la présence de l'EI au Yémen remonte à un an. De 80 personnes à l'origine, le groupe compte désormais 300 djihadistes.

L'EI a notamment profité d'une série de défections de membres d'Aqpa, qui serait affaiblie par les attaques de drones menées par les Etats-Unis contre ses chefs et ses échecs face aux Houthis. Ces transfuges seraient également séduits par les financements importants dont bénéficie l'EI.

"Ils sont en train de supplanter Al Qaïda et se présentent comme une alternative crédible", commente Aimen Dean à propos de l'EI.

La décision d'Aqpa d'implanter une partie de ses combattants au sein d'unités tribales sunnites qui luttent contre les Houthis a permis aux services de renseignements saoudiens de localiser ses chefs, avec à la clé des frappes de drones américains qui ont touché leur cible.

ENCORE EMBRYONNAIRE

Le chef d'Aqpa, Nasser al Wouhaïchi, qui était également le numéro deux mondial d'Al Qaïda, derrière Ayman al Zaouahiri, a été tué mi-juin par une de ces frappes à Al Moukoulla, dans le sud du Yémen.

Aqpa continue néanmoins à résister, estiment la plupart des analystes. Certains soulignent toutefois que les frappes de drones américains créent un climat qui permet à l'EI, encore embryonnaire au Yémen, d'attirer de nouvelles recrues.

"C'est un schéma qu'on a vu en Irak et en Syrie", souligne Ibrahim Charkieh Frehat, analyste au Brookings Doha Center. "Le problème avec les Américains est qu'ils traitent les problèmes avec les mêmes outils, c'est-à-dire les bombardements. Affaiblir Aqpa ne fera que permettre à Daech d'exister", dit-il, évoquant l'Etat islamique par son acronyme arabe.

Pour Katherine Zimmerman, chercheuse à l'American Enterprise Institute (AEI), le développement de l'EI n'a pas pour l'instant entamé la domination d'Aqpa.

"Le problème pourrait survenir à l'avenir : si l'EIIL devait dominer le combat contre les Houthis au Yémen, Aqpa pourrait être marginalisé et mis en situation de devoir riposter", estime-t-elle en utilisant l'acronyme de l'ancien nom de l'Etat islamique.

Pour montrer son pouvoir dans son fief traditionnel, Aqpa pourrait être contraint d'attaquer des cibles occidentales ou de soutenir davantage les milices anti-houthis.

Aqpa a revendiqué la responsabilité de l'attaque contre Charlie Hebdo qui a fait 12 morts début janvier à Paris. Certains analystes estiment toutefois que l'organisation n'a pas joué un rôle direct mais a plutôt été une source d'inspiration.

"ECOUTER ET OBÉIR"

Son influence sur ses partisans au Yémen semble un peu moins fort. En février le groupe américain de surveillance SITE a annoncé qu'un groupe de partisans d'Aqpa avait fait défection pour rejoindre l'EI dans un message sur Twitter.

"Nous annonçons rompre le serment d'allégeance au cheikh, le saint guerrier et érudit Ayman al Zaouahiri (...). Nous promettons au calife des croyants Ibrahim ben Aouad al Baghdadi d'écouter et d'obéir", écrivent-ils, selon SITE.

Abou Bakr al Baghdadi, le chef de l'EI, est connu sous plusieurs identités.

L'Etat islamique a commencé ses opérations au Yémen au mois de mars 2015 avec deux attentats suicide contre deux mosquées chiites dans la capitale Sanaa qui ont fait au total 137 morts et plus de 350 blessés.

En juin, la branche "gouvernorat de Sanaa" de l'EI a tué deux personnes et en a blessé 60 dans des attentats à la voiture piégée visant des mosquées et le siège des Houthis, alliés à l'Iran.

La branche de Sanaa a été officiellement lancée en avril via un enregistrement de neuf minutes sur Twitter qui montrait 20 hommes armés défilant dans le désert. L'enregistrement appelait les musulmans sunnites à travailler avec les soldats du califat pour lutter contre les chiites.

Dimanche dernier, le site d'informations yéménites http://www.almasdaronline.com, a annoncé sur la base de sources militaires et tribales, qu'un dirigeant d'Aqpa, Djalal Baleidi, avait fait allégeance à l'EI et installé un camp d'entraînement pour ses hommes dans une zone reculée de la province de l'Hadramout proche de la frontière avec l'Arabie saoudite.

VIDE POLITIQUE

Djalal Baleidi avait fait les gros titres de la presse l'an dernier quand, à la tête d'un groupe de djihadistes d'Aqpa, il avait capturé un groupe de soldats yéménites qui se rendait de l'Hadramout à Sanaa et les avait tué avec des couteaux à la manière de l'EI.

Barbara Bodine, directrice de l'Institut pour l'étude de la diplomatie à la Georgetown's Edmund Walsh School of Foreign Service à Washington D.C., et ancienne ambassadrice des Etats-Unis au Yémen, souligne que les combattants de l'EI au Yémen prennent pour cible des sites religieux et historiques zaïdites et pas uniquement les forces gouvernementales yéménites, comme le fait Aqpa.

Les analystes n'excluent pas un affrontement direct entre l'EI et Aqpa. Déjà, les partisans des deux organisations s'invectivent par réseaux sociaux interposés, notamment à propos de la mort de Nasser al Wouhaïchi, les deux camps s'accusant mutuellement d'avoir été infiltrés par des services de renseignements yéménites et de divers pays.

Selon Aimen Dean, les deux groupes rivaux fondamentalistes sunnites en viendront au conflit armé d'ici trois à six mois.

Ludovico Carlino, un spécialiste des djihadistes yéménites, estime, dans un écrit récent, que l'EI et Aqpa essaieront sans doute tous deux de profiter du vide politique au Yémen et de préparer des attentats contre les forces yéménites, les Houthis et ce qui reste de présence occidentale pour montrer leur pertinence.

"L'influence croissance de l'Etat islamique devrait déboucher sur une compétition accrue entre djihadistes au Yémen", écrivait-il en mars dans l'hebdomadaire spécialisé dans la défense, IHS Jane. (Avec Mohammed Ghobari; Danielle Rouquié pour le service français)