"Dans une note parue cette semaine, vous jugez sévèrement le bilan économique d'Angela Merkel, qui n'a entrepris selon vous aucune réforme depuis dix ans. Pouvez-vous préciser votre pensée ?
Angela Merkel a surtout géré l'héritage de Schröder qui avait réalisé au début des années 2000 des réformes d'envergure - les fameuses lois "Hartz" sur le marché du travail. Ces réformes ont permis des gains de compétitivité très importants pour l'Allemagne, par rapport aux autres pays européens, et leurs effets continuent à se faire sentir aujourd'hui. La principale réforme économique d'Angela Merkel a été l'introduction d'un salaire minimum, début 2015. A l'époque elle avait dû batailler longuement avec le patronat qui craignait que cette mesure ne remette en cause la compétitivité de leurs entreprises. Au final c'est plutôt un succès, la hausse des salaires ayant apporté un soutien à la consommation au cours des dernières années, sans impact majeur sur la compétitivité et l'emploi. Aujourd'hui l'Allemagne fait face à des défis économiques importants, malgré sa bonne santé apparente. Je pense qu'Angela Merkel est consciente de ces défis mais plus elle tarde, plus les réformes seront douloureuses. Elle pourrait vouloir, comme Gerhard Schröder, laisser un pays réformé au terme de son quatrième et dernier mandat (ndlr : la chancelière est donnée favorite des élections qui se tiendront le 24 septembre prochain).

Quelles sont ces réformes qui n'ont pas été faites, aujourd'hui nécessaires en Allemagne ?

Un chantier important est de restaurer la compétitivité du secteur des services. Il y a une réelle fracture dans l'économie entre des secteurs exportateurs très compétitifs où les salaires sont élevés et les secteurs de services qui sont la variable d'ajustement avec des salaires extrêmement bas. C'est là que l'on trouve les 'jobs à un euro' et autres emplois très précaires.  
L'autre défi pour Angela Merkel est celui de l'intégration des réfugiés. Bien sûr, le pays a de longue date fait appel à des travailleurs étrangers, mais pas dans ces proportions et dans un temps aussi court. Le gouvernement va devoir mettre en œuvre des politiques de formation et d'apprentissage, construire des logements et des crèches, ce qui pourrait prendre du temps. Tout cela demande un changement de moteur idéologique. Je n'oserai pas parler d'une politique de relance, mais d'un peu moins d'orthodoxie budgétaire. Angela Merkel pourrait d'ailleurs se rapprocher d'Emmanuel Macron sur un certain nombre de sujets.

Vous évoquez également le faible taux d'investissement des entreprises allemandes. Pourquoi est-ce un problème ?
L'Allemagne a en effet le plus faible taux d'investissement de toutes les économies développées selon le FMI. Ce faible niveau de dépenses en équipements a été partiellement compensé ces dernières années par une hausse des investissements dans la R&D, mais, jusqu'à présent, cela n'a pas suffi à accroître les gains de productivité. Au cours de cette dernière décennie, la croissance annuelle moyenne de la productivité de l'Allemagne n'est pas si élevée. Elle atteint seulement 0,7%, et est inférieure à celle du Portugal (0,9%) et celle de l'Espagne (1,2%). Cela souligne clairement les limites du soi-disant miracle économique allemand, qui repose en grande partie sur des emplois peu rémunérés et peu qualifiés dans le secteur des services.

Le leadership économique de l'Allemagne est-il menacé selon vous ?
L'Allemagne reste la locomotive de la zone euro, à court terme il n'y a aucun doute là-dessus. La croissance est robuste, la confiance des ménages et des investisseurs est au plus haut, la compétitivité de ses produits extrêmement élevée et les finances publiques sont saines. J'ajoute que l'Allemagne est beaucoup moins impactée par les fluctuations de l'euro ou des taux d'intérêt que les autres pays membres de l'Union européenne. Mais son modèle centré sur les exportations, ses faibles gains de productivité et sa démographie déclinante sont autant d'éléments qui méritent l'attention. S'ils ne sont pas corrigés, le leadership allemand pourrait effectivement être remis en cause à moyen terme.

La réforme du Code du Travail en France est-elle comparable à ce qui a été fait il y a 15 ans en outre-Rhin ?
On ne peut pas comparer les ordonnances sur le Code du Travail aux réformes Hartz, ni à celles menées depuis dans d'autres pays européens. Le Code du Travail français restera parmi les plus protecteurs au niveau européen, quoiqu'en disent les syndicats. A titre d'exemple, la période de contestation d'un licenciement, si elle passe de 2 ans à 1 ans, sera toujours plus longue que dans la plupart des pays où elle varie entre quelques semaines et quelques mois. On est loin du modèle danois de 'flexi-sécurité' vanté par l'entourage d'Emmanuel Macron ou de la casse du Code du Travail dénoncée par certains. A court terme, cette réforme pourrait cependant inciter certaines entreprises à réduire leurs effectifs, dans des secteurs en surcapacités. Dans d'autres elle pourrait favoriser les embauches. Mais globalement l'impact devrait être limité, dans un contexte de croissance trop faible pour entrevoir un retour au plein emploi.

Fallait-il prendre exemple sur l'Allemagne ou sur les pays anglo-saxons en la matière ?
Si on flexibilise davantage le marché du travail, on aura les mêmes effets que dans les autres pays européens, à savoir une baisse du chômage mais aussi une société à deux vitesses. Aucun pays développé n'a réussi à atteindre le plein emploi en n'ayant pas recours massivement à des emplois précaires et faiblement rémunérés. C'est un choix sociétal, je ne sais pas s'il est souhaitable. Mais il ne faut pas laisser croire que l'on va faire baisser le chômage de masse en créant des millions de CDI.
"