Délit d’initié et manquement d’initié, la différence :
La personne qui utilise à son profit sur les marchés financiers des informations privilégiées est en principe susceptible d’être tout à la fois sanctionnée par la Commission des Sanctions de l’Autorité des Marchés Financiers, pour manquement d’initié, et par le tribunal correctionnel, pour délit d’initié. Elle risque ainsi une double peine ou, plus exactement, une sanction de nature pénale, seule susceptible d’être qualifié de « peine », et une sanction administrative.
Ce distinguo entre la nature pénale et la nature administrative des sanctions avait jusqu’à présent permis de contourner très facilement la règle non bis in idem : seul le cumul de procédures pénales étant proscrit, le cumul d’une procédure de sanction pénale avec une procédure de sanction administrative ne tombait tout simplement pas, selon le Conseil constitutionnel dans sa Décision du 28 juillet 1989, sous le coup de la règle non bis in idem.
 
Appréciation par le juge européen :
Mais la Cour européenne des Droits de l’Homme, saisie d’un abus de marché commis en Italie où, comme en France, le cumul entre sanction pénale et sanction administrative est de mise, a perturbé la donne dans sa Décision du 4 mars 2014 (Grande Stevens c/ Italie). Les juges européens ont, en effet, selon une interprétation classique, pris en considération la sévérité de la sanction administrative pour l’assimiler à une sanction pénale et conclure qu’il y avait violation par l’Italie de l’article 4 de la Convention européenne des droits de l’Homme consacrant la règle non bis in idem.
Ainsi, pour la Cour européenne des Droits de l’Homme, il importe peu que l’autorité menant les poursuites ne soit pas un tribunal répressif : dès lors que la sanction que cette autorité est susceptible de prononcer est assimilable, de par sa sévérité, à une sanction pénale, il est impossible de mener de front, contre une même personne et pour les mêmes faits, une procédure pénale et une procédure administrative de sanction.
 
Dépôt d’une question prioritaire de constitutionnalité :
Profitant de cette interprétation nouvelle émanant du juge européen, les avocats des prévenus dans l’affaire EADS ont soumis à la Chambre criminelle de la Cour de cassation une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) afin d’interroger les Sages de la rue Montpensier sur la constitutionnalité du cumul entre sanction administrative et sanction pénale en matière de délit d’initié.
 
Bien que le Conseil Constitutionnel se soit déjà prononcé sur cette question en 1989, la Cour de cassation lui a transmis la QPC le 19 décembre 2014, jugeant à juste titre que la décision européenne du 4 mars 2014 constituait un changement de circonstances, susceptible de modifier l’interprétation du juge constitutionnel.
 
Déclaration d’inconstitutionnalité :
Dans une décision rendue ce matin, le Conseil Constitutionnel considère que « si seul le juge pénal peut condamner l’auteur d’un délit d’initié à une peine d'emprisonnement lorsqu’il s’agit d’une personne physique (…), les sanctions pécuniaires prononcées par la commission des sanctions de l’Autorité des marchés financiers peuvent être d’une très grande sévérité et atteindre (…) jusqu’à plus de six fois celles encourues devant la juridiction pénale en cas de délit d’initié » (Considérant n° 26). Les Sages en déduisent que ces sanctions ne sont pas de nature différente et, en conséquence, que les dispositions combinées du Code monétaire et financier et du Code pénal méconnaissent le principe de nécessité des délits et des peines. Dès lors, les articles L. 465-1 et L. 621-15 ont été déclarés non conformes à la Constitution, de même que les articles qui en sont inséparables (articles L. 466-1, L. 621-15-1, L. 621-16 et L. 621-16-1 du Code monétaire et financier).
 
Conséquences :
En principe, la déclaration d’inconstitutionnalité emporte l’abrogation immédiate des dispositions litigieuses.
En l’occurrence, cette abrogation est cependant reportée au 1er septembre 2016, afin d’éviter que cette décision du Conseil constitutionnel n’aboutisse à empêcher toutes poursuites contre des personnes ayant commis un délit ou un manquement d’initié ou à mettre fin aux poursuites engagées contre ces personnes.
Dans la mesure où il s’agit toutefois de faire cesser immédiatement l’inconstitutionnalité constatée, les Sages ont jugé qu’il sera désormais impossible d’engager ou de continuer des poursuites pour manquement d’initié, devant la Commission des sanctions de l’AMF, contre une personne ayant déjà fait l’objet de poursuites devant le juge pénal pour ces mêmes faits. Réciproquement, il devient impossible d’engager ou continuer des poursuites pénales pour délit d’initié contre une personne ayant déjà fait l’objet de poursuites devant la Commission des sanctions de l’AMF pour ces mêmes faits. Il convient de noter que cette interdiction d’ouverture ou de poursuite de la seconde procédure de sanction vaut aussi bien lorsque la première procédure est en cours que lorsqu’elle est close.
 
Les prévenus dans l’affaire EADS, blanchis en 2009 par l’AMF dans le cadre d’une procédure pour manquement d’initié, ne peuvent donc être jugés par le tribunal correctionnel de Paris pour délit d’initié.