"Quel regard portez-vous sur la position affichée par les grandes banques centrales qui animent les marchés depuis plusieurs années ?
Pendant longtemps, les banques centrales avaient un rôle résiduel dans l’économie. Elles se bornaient à donner une indication en termes de taux d’intérêt et refinançaient des banques lorsque cela s’avérait nécessaire. Avec l’apparition des graves perturbations liées à l’éclatement de la bulle des subprimes aux Etats-Unis en 2008, les banques centrales ont progressivement eu un rôle opératoire de résolution de crise. Au-delà du soutien apporté aux banques, elles ont du venir en aide aux Etats en difficulté en se portant acquéreuse de titres de dette publique, en vue de recréer de l’inflation et de stimuler la demande. C’est de cette manière que les banques centrales se sont retrouvées aux manettes du pilotage de grands agrégats de l’économie.
Ce changement de rôle des banques centrales a été indéniablement salutaire. Une des principales complications à laquelle donne lieu la survenance d’une crise est une moindre capacité à la fois pour les agents du secteur public et du secteur privé de rembourser leurs créances. En raison de la faible dynamique économique, les revenus et les recettes connaissent une notable diminution. En cela, l’appui des banques centrales a été précieux aux banques et aux Etats pour faire face à leur charge de la dette.

Comprenez-vous les hésitations dont font preuve certaines banques centrales pour normaliser leur politique monétaires (en premier lieu la Fed, et dans une moindre mesure la BoE) et d'autres pour accroitre l'assouplissement de leur politique monétaire (en premier lieu la BCE, et dans une moindre mesure la BoJ) ?

Les hésitations sont de nature différente. Aux Etats-Unis, la Fed tergiverse car elle ne veut pas voir le dollar s’apprécier excessivement. L’interrogation ne porte pas tant dans le démarrage de la remontée des taux directeurs mais sur le rythme de cette remontée. Il nous semble, pour notre part, que la séquence de hausse de taux sera relativement modérée.
La principale embuche à laquelle est confrontée la BCE réside dans l’hétérogénéité de la zone euro. Alors que certains Etats du nord sont en mesure de vivre avec un euro fort et une inflation atone, tel n’est pas le cas pour plusieurs Etats du sud. L’indécision de la BCE a surtout été perceptible au début de la crise financière face à l’ampleur du risque de déflation. Il a fallu que le constat de ce risque global soit indéniable pour obtenir un consensus politique qui permette à la BCE d’agir davantage. Très probablement, il y a lieu de s’attendre à ce que cette dernière non seulement poursuive, mais aussi accroisse, son intervention au cours des trimestres à venir.

Cela a-t-il du sens, schématiquement de mettre la Fed et la BoE d’un coté, et la BCE et la BoJ d’un autre coté dans la même logique ?  Les premières étant enclines à avancer dans le processus de normalisation de leur politique monétaire mais cherchant le bon timing pour le faire. Les secondes voulant encore assouplir leur politique monétaire mais se questionnant sur le bon moment pour se lancer.

Absolument. Et cette configuration est assez logique. La Fed et la BoE ont réagi assez tôt après l’apparition des premières tensions en 2008. Ces deux banques centrales, plus avisées sur l’importance de la crise, ont su adopter les bonnes mesures au moment opportun. Ainsi les programmes de quantitative easing ont été déployés dès 2009 aux Etats-Unis et au Royaume-Uni.
Au Japon et dans la zone euro, la BoJ et la BCE ont décidé d’œuvrer plus tardivement. Les réponses sur le plan du quantitative easing ont été apportées il y a seulement deux ans au Japon et il y a un an dans la zone euro.
C’est ainsi que l’on a abouti à un véritable différentiel dans la progression du cycle économique de part et d’autre et c’est ce qui justifie le fait que l’évolution de la politique monétaire soit appréhendée de manière divergente.

Peut-on redouter que l'abondante liquidité injectée par la BCE et la BoJ soit compromise par le changement de comportement de la Fed et de la BoE d'une part mais aussi de certaines grandes banques émergentes d'autre part ?
Nous pourrions voir une diversion des capitaux de la zone euro vers le Royaume-Uni et les Etats-Unis. Des contrariétés pourraient en découler pour l’efficacité du programme de quantitative easing de la BCE.
Ceci étant, un enjeu bien plus déterminant s’agissant de ce programme de quantitative easing est lié à l’insuffisance de la demande dans la zone euro et au fait que la liquidité injectée par la BCE reste majoritairement coagulé dans le marché interbancaire.
Qui plus est, la BCE refinance essentiellement des dettes publiques et non des actifs privés. Ainsi l’économie privée ne bénéficie pas tellement du programme de quantitative easing de la BCE.
Or, à l’époque, la Fed, était intervenue sur le marché pour acheter deux tiers d’actifs publics et un tiers d’actifs privés. Il y avait ainsi une distribution directe de la liquidité aux agents privés.

D’aucuns estiment que les banques centrales seront moins en capacité d’aider les marchés à absorber les chocs négatifs en 2016. Qu’en pensez-vous ?

Il parait avéré que les banques centrales ont créé un lien d’accoutumance avec les marchés.
Cependant, je ne pense pas que cette thèse soit censée. Les banques centrales tacheront de rester à la manœuvre l’année prochaine.

Un décalage manifeste entre les anticipations du marché et les actions des banques centrales est-il envisageable ?

Je serai étonné qu’un tel scénario survienne en 2016. Les banques centrales sont très attentives à continuer à communiquer sur ce qu’elles vont faire de manière à gérer au mieux les attentes des opérateurs.

La prise de conscience de l’incapacité des banques centrales d’influencer substantiellement la croissance et l’inflation pourrait-elle à une perte de crédibilité des banques centrales ?

Cette prise de conscience, si elle a lieu, n’aboutira pas à mon sens à une perte de crédibilité car la mission première des banques centrales n’est pas de soutenir la croissance et que l’inflation a surtout été impacté négativement par le fort repli du cours des matières premières, en premier lieu desquelles le pétrole, sur lequel les banques centrales n’ont pas la maitrise.

Il est admis par certains, dont font partie Jean-Claude Trichet, que la BCE ne parviendra pas à sortir la zone euro du marasme dans lequel elle se situe s’il n’est pas mis en place un ministre du budget de la zone euro. Qu'en pensez-vous ?

Il est compréhensif que l’on veuille donner un relai politique budgétaire à l’action de la banque centrale. Cependant la fonction de ministre du budget de la zone euro serait davantage une fonction factice car on imagine mal que ce ministre puisse avoir un pouvoir coercitif sur la banque centrale. Il continuera à faire face à l’indépendance du jugement de la BCE. Au demeurant nous pouvons considérer de facto, qu’il existe déjà un ministre des finances de la zone euro en la personne de Mario Draghi.

Peut-on craindre une panique des marchés en réponse aux réactions des quatre banques centrales précitées l’année prochaine ?

Je ne le pense pas du tout. Le niveau de synchronisation de l’action des banques centrales est extrêmement fort et cohérent. Il peut y avoir des surprises, mais elles auront a priori un effet marginal.

Ces surprises ne pourraient-elles pas avoir une incidence plus sévère si l’on conçoit que le marché est actuellement plus vulnérable en raison du moindre rôle joué par les teneurs de marché ?
Une pénurie de liquidité sur le marché, si elle devait avoir lieu, ne serait sans nul doute que temporaire. Il me semble que le déclenchement des programmes de quantitative easing a créé en connaissance de cause une situation de non retour en arrière. C’est d’ailleurs vraisemblablement la raison pour laquelle la BCE s’est montrée autant indécise sur le sujet. De ce fait, les banques centrales auront à cœur de continuer d’irriguer le marché en assurant pleinement leur mission de prêteur en dernier ressort.

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