J'ai beau tourner le problème dans tous le sens, j'ai toujours trouvé déroutantes les performances financières – et le parcours boursier – des fournisseurs européens d'équipements télécoms. Sur le papier, le secteur a tout pour plaire : les échanges de données explosent, elles sont au cœur de la nouvelle révolution économique. Les barrières à l'entrée sur le marché des infrastructures sont relativement élevées. Et pour couronner le tout, le nombre d'acteurs d'envergure est très limité.
 

Dans la catégorie "Communication et Réseaux", le nombre d'acteurs spécialisés est relativement limité (Huawei n'est pas coté)

Cela n'empêche pas Nokia et Ericsson de se traîner dans les abysses boursiers depuis des années, si l'on excepte le sursaut relativement récent du Suédois (qui redore un peu son blason, mais sans remettre à flot les actionnaires de moyen et long terme).
 
Nokia et Ericsson vs. Nasdaq 100 : le compte n'y est pas (Cliquer pour agrandir)
 
Faisons un rapide flash-back. Après l'explosion de la bulle spéculative liée à internet, le duo européen a été en restructuration permanente, non sans se nourrir de la faillite de plusieurs acteurs nord-américains. Ericsson, estampillé numéro un mondial des réseaux mobiles à l'époque, a notamment repris des actifs de Nortel et Marconi avant d'être forcé à une sévère restructuration. Nokia, qui avait mieux tenu la distance, a choisi la consolidation d'envergure pour franchir l'écueil en rachetant Alcatel en 2015. Le groupe français avait eu le même raisonnement en 2006 en mettant la main sur l'américain Lucent. Jusqu'à présent, le mariage n'a pas convaincu (celui d'Alcatel avec Lucent fut, lui aussi, tumultueux). Ericsson et Nokia ont également en commun d'avoir vendu leurs activités de conception de téléphones mobiles pour se concentrer sur les infrastructures. Il faut déjà avoir un âge respectable pour se souvenir à la fois que posséder un portable Ericsson au début des années 1990 était du meilleur goût ET que la part de marché de Nokia entre 2000 et 2009 a toujours oscillé entre 30 et 40% des téléphones mobiles vendus dans le monde.
 
En 2019, les deux Européens sont des "pure-players" des réseaux de télécommunications, une raison de plus, a priori, pour s'y ruer puisque les investisseurs sont en général avides d'entreprises très spécialisées. Dans les réseaux au sens large, leurs concurrents historiques sont les américains Cisco et Ciena et le coréen Samsung. Mais l'émergence des champions chinois a changé la donne depuis plusieurs années. Notamment celle d'Huawei, qui est devenu le numéro un mondial de la spécialité. Son compatriote ZTE était aussi une étoile montante, mais son bannissement aux Etats-Unis a eu des répercussions importantes, sans toutefois lui couper les ailes. Le graphique qui suit, réalisé par le cabinet spécialisé Dell'Oro, résume très bien la situation :
 
Les sept fournisseurs d'équipements réseaux qui contrôlent 80% du marché (Cliquer pour agrandir)
 
On peut constater qu'Huawei détient environ 30% du marché mondial des infrastructures réseaux (au sens large : mobile, fixe, routage…etc.). Les parts de marché de Nokia et Ericsson semblent s'éroder au rythme de la montée du champion chinois. Les sept acteurs mentionnés contrôlent environ 80% du marché mondial, précise Dell'Oro. Ce marché, qui paraît juteux, est en réalité en croissance modeste en valeur : 1% en 2018 après trois ans de baisse, grâce aux déploiements LTE et à l'accélération des investissements dans la fibre. Cette atonie est, nous le verrons un peu plus bas, en partie due à l'évolution des prix.

Les parents pauvres 

Le durcissement de la politique américaine vis-à-vis de la Chine en général et d'Huawei en particulier n'a que marginalement profité à Nokia et Ericsson en bourse, alors que l'on était en droit de penser le contraire. Certes, les deux entreprises ne sont pas de nationalité américaine, mais elles bénéficient a priori d'une image positive auprès des autorités locales et sont largement implantées sur le territoire des Etats-Unis. Elles sont en tout cas les bénéficiaires naturelles d'une mise au ban d'Huawei, ZTE et consorts sur les infrastructures mobiles, faute de grand représentant local (Cisco et Juniper sont avant tout des spécialistes du routage, Ciena des communications fixes).
 
Les enjeux dépassent largement le cadre de la guerre commerciale actuelle. Il s'agit de Géopolitique avec un grand "G". Inutile d'être un grand spécialiste pour comprendre que les réseaux ont pris et prendront une place de plus en plus importante dans la puissance d'une nation, sur tous les plans, notamment économique et militaire. Les Etats-Unis ont sans doute perçu le risque plus tôt que leurs alliés historiques, qu'ils tentent d'évangéliser avec assez peu de succès jusqu'ici, en particulier en Europe. L'Australie et la Nouvelle-Zélande ont pour leur part répondu à l'appel, tandis que le Japon avait déjà restreint sa politique d'approvisionnement auprès des fournisseurs chinois.
 
Malgré ce rare alignement de planètes, Nokia et Ericsson se traînent toujours en bourse. Chez les analystes, on met en cause un secteur hautement déflationniste. Pour schématiser, les opérateurs télécoms offrent toujours plus de services et de capacités sans accroître les prix, c'est particulièrement vrai en Europe. Et ils sont forcés de réaliser de lourds investissements pour répondre à l'accroissement des flux de données. Comme leurs revenus n'évoluent guère, ils mettent sous pression leurs fournisseurs d'équipements. Et quand Huawei ou ZTE se présentent avec des prix cassés, rendus possibles par le sponsoring massif dont ils bénéficient, dit-on, de Pékin, les opérateurs ont tendance à les privilégier.

Si les règles du jeu ne changent pas, Nokia et Ericsson risquent de rester les parents pauvres de la révolution numérique. Je conclus sur un dernier paradoxe, dans un secteur qui n'en manque pas. Le Vieux continent compte deux champions dans les réseaux, alors qu'on ne cesse de moquer le retard accumulé en quelques années dans le domaine technologique face aux Etats-Unis et à l'Asie. Il serait temps de s'en préoccuper : actuellement, ils sont mieux protégés par les Etats-Unis que par l'Europe.