toujours défaillante

PARIS (awp/afp) - Dix ans après la vague de suicides à France Télécom, dont le procès s'ouvre lundi à Paris, la prévention des risques psychosociaux s'est traduite par des accords d'entreprise. Mais la réalité de la souffrance au travail reste "alarmante", selon des spécialistes.

"Non seulement on n'a pas avancé mais en transformant la dimension santé au travail en qualité de vie au travail (QVT), on a pasteurisé le discours sans analyser les causes profondes des suicides devenus le lot commun de beaucoup de salariés, comme le burn out et la dépression, ni mettre en place de véritables mesures de prévention", s'insurge le Dr Marie Pezé, à la tête d'un réseau national de consultations spécialisées de souffrance au travail créé en 1997.

Dans ces consultations, "on voit des tableaux de plus en plus graves, des +suicides blancs+", c'est-à-dire "des gens totalement épuisés qui ne veulent pas mourir mais juste que ça s'arrête, ce qui conduit à se jeter sous le RER ou à avaler les médicaments qu'il faut quand on est interne à l'hôpital", ajoute celle qui voit arriver dans son cabinet de très hauts cadres d'entreprise, notamment des femmes.

Vice-présidente de l'Association nationale des directeurs des ressources humaines (ANDRH) dont elle anime la commission santé QVT, Laurence Breton-Kueny "ne conteste pas l'existence de cas dramatiques" mais s'inscrit en faux contre le fait que les entreprises ne font rien.

"Nous avons été très nombreux à travailler sur la QVT à partir de 2008, dans un sens positif, avec comme objectif la prévention primaire", soit l'ensemble des plans d'action destinés à diminuer le risque d'apparition de nouveaux cas, assure-t-elle.

Les accords d'entreprise signés depuis l'accord national interprofessionnel (ANI) sur la QVT "montrent que le sujet est mis sur la table", de même que les "baromètres sociaux et enquêtes" mis en place par les entreprises elles-mêmes, relève Mme Breton-Kueny.

Le géant industriel Danone fait partie des signataires. Interrogé par l'AFP, il dit avoir mis en place des "dispositifs robustes en faveur de la QVT", parmi lesquels le recrutement d'un expert de la prévention des risques psychosociaux, deux ergonomes ou encore des formations obligatoires pour tous les managers.

"On ne part pas de rien, il existe un cadre juridique", assure de son côté le Medef, citant un rapport de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact): "600 accords signés sur la QVT et 26 sur la prévention des risques de septembre 2017 à août 2018".

L'Anact, sous tutelle du ministère du Travail, estime cependant que "les questions de charge de travail, de contenu et d'organisation du travail restent peu abordées dans le cadre des démarches et accords QVT".

"A ce stade, il manque une analyse exhaustive des plans de prévention mis en place dans les entreprises", reconnaît le Medef, qui souligne que "tout ce qui a été fait relève de la négociation d'entreprise".

"Faux-semblant"

Pour le Dr Patrick Légeron, psychiatre et pionnier de la prise en charge du stress au travail, on est seulement "sorti du déni pour entrer dans le faux-semblant" et la France est "très en retard" par rapport aux pays nordiques notamment.

Elle est classée par l'Agence européenne de santé au travail parmi les "mauvais élèves" pour la prévention des risques émergents, et une étude de 2018 réalisée auprès de 32.000 salariés par le cabinet Stimulus, que le Dr Légeron a fondé, révèle que 24% des salariés sont en hyperstress, mettant en danger leur santé.

Le nombre d'entreprises réellement mobilisées est "faible" et "la plupart bricolent avec quelques actions ponctuelles comme des formations de managers et des numéros verts", dénonce-t-il, en dépit de la loi qui les oblige à préserver la santé physique et mentale de leurs salariés ainsi qu'à consigner dans un document unique les risques existants et les mesures de prévention.

"Il y a de moins en moins d'autonomie dans le travail, un déséquilibre certain entre vie professionnelle et vie privée, extrêmement marqué en France, auxquels s'ajoutent le présentéisme à la française, les nouvelles technologies, l'intelligence artificielle qui fait que l'homme ne contrôle plus son travail. Il devient le prolongement de la machine et non l'inverse", estime-t-il.

En cause, des "organisations du travail violentes" dans un pays situé au quatrième rang mondial en terme de productivité horaire, analyse-t-il à l'instar du Dr Pezé.

Laurence Breton-Kueny insiste sur la "complexité" des environnements de travail et sur des "facteurs exogènes": les enjeux de marché (concurrence, exigence des clients...), sociétaux (allongement de la vie professionnelle, espérance de vie en bonne santé, maladies chroniques...) ou liés à la transformation numérique.

"Management pathogène"

Le Dr Pezé dénonce "une industrialisation de la pression" exercée sur les salariés qui ne sont "plus regardés pour leurs compétences mais comme des numéros, remplaçables à tout moment" et des "techniques de management pathogènes".

Dans un pays où les gens sont "surinvestis" dans leur travail, le Dr Légeron condamne "un système de management catastrophique, en raison d'une formation défaillante, avec la rentabilité pour seul guide".

Si "la loi est dure", son "application est faible", déplore-t-il, estimant que les "employeurs pollueurs de l'humain" devraient "payer le coût des dégâts engendrés" au même titre que les "pollueurs de l'environnement", alors que seuls la Sécurité sociale et les organismes de prévoyance financent les arrêts maladie.

A la tête du cabinet Technologia, opérant dans la prévention des risques liés au travail, Jean-Paul Delgenes parle, lui, d'une "situation alarmante dans tous les secteurs".

"Depuis 1997, on n'a eu de cesse de voir monter la vague de suicides qui a culminé avec les affaires qu'on connaît (l'affaire France Télécom s'étend de 2007 à 2009, NDLR). Globalement en 2013, 2014, 2015, il y a eu une stabilisation et une volonté d'apporter des réponses, y compris du patronat et de la fonction publique, également impulsée par l'Etat. Depuis, on est dans une totale banalisation, on est reparti dans une logique d'autisme social", regrette-t-il.

Parmi les professions les plus touchées: "les policiers (28 suicides depuis janvier), les agriculteurs, l'inspection du travail, les hôpitaux...", égrène ce professionnel qui a expertisé 134 crises suicidaires en entreprise depuis 1997.

Elles s'inscrivent selon lui "dans une profonde mutation du travail, qui protège moins qu'auparavant et peut même être un facteur précipitant".

ls/esp/bfa/sma