Lorsque Boeing et Airbus annoncent des contrats avec des compagnies aériennes, ils font toujours référence à des "prix catalogue". Leurs clients aussi du reste. Ces tarifs, mis à jour chaque 1er janvier, sont très faciles à trouver puisque les deux avionneurs les rendent publics sur leurs sites internet. Par ici pour l'Européen et par là pour l'Américain. Ces listes fournissent un prix moyen par appareil, censé constituer un étalon pour un avion en configuration standard. Pourtant, aucun client n'a jamais acheté un avion au prix catalogue. John Leahy, l'ancien chef des ventes d'Airbus, cabotinait régulièrement en expliquant que, durant toute sa longue carrière, un seul client avait payé le prix catalogue. Il s'agissait d'un homme fortuné ayant acquis un Airbus en configuration jet d'affaires.
 

Le "légendaire" John Leahy en 2017, lors de la signature d'une commande à Dubaï avec Wataniya

De quoi le prix d'un avion est-il constitué ?

Avant d'entrer dans le détail du vrai prix de vente d'un avion, faisons un bref retour sur le coût de production. Airbus ou Boeing assemblent des appareils à partir de pièces produites en interne ou par l'important réseau de sous-traitance qu'ils ont constitué. Les études montrent que l'aérostructure (fuselage, ailes, empennage et nacelles recevant les réacteurs) représente environ 35% du coût d'un appareil, pour 25% aux réacteurs. Les 40% restants sont répartis entre les câblages (15%), les équipements avioniques (15%) et les trains d'atterrissage (5%). Et l'équipement de la cabine, qui ne représente au final que 5% des coûts. 

Cette échelle varie d'un modèle à l'autre, mais les grandes proportions sont conservées lorsqu'il s'agit de bimoteurs. Prenons le best-seller des monocouloirs, l'A320neo. Un coup d'œil sur la liste d'Airbus montre qu'une compagnie est censée débourser 110,6 millions de dollars pour s'offrir l'appareil. Un contrat pour 20 de ces avions représente en théorie 2,21 milliards de dollars. C'est ce montant qui va être annoncé dans le communiqué d'Airbus et dans celui de sa cliente. Avec la mention "prix catalogue" : il n'y a donc pas tromperie sur la marchandise, même si ce prix n'a aucune réalité économique, comme nous allons le voir.

A la tête du client

Au-delà de l'anecdote amusante de John Leahy, beaucoup de paramètres entrent en ligne de compte lorsqu'il s'agit de déterminer à quel prix sera vendu un appareil. Cela dépend du type d'avion, de l'âge de la gamme, du nombre commandé, de l'aménagement intérieur, de l'habileté des négociateurs, de la période… etc. Le duopole en place pourrait pousser Airbus et Boeing à se partager le gâteau. C'est presque le cas, mais tous les coups sont permis, surtout la bataille des "ristournes".

Attention, je ne parle pas de rabais de 5% signés sur un coin de nappe. On se situe plutôt dans une zone à deux chiffres qui atteindrait régulièrement, selon quelques bons contacts sectoriels, les 50% pour les monocouloirs. Pour les gros porteurs, c'est un peu moins, comme le montrent certaines indications distillées çà et là par des compagnies aériennes ou des loueurs qui crèvent, rarement, la chappe de plomb qui entoure les contrats.

La théorie et le pratique

Pour illustrer tout cela, je vais m'appuyer sur un commentaire de l'Agence Moody's daté du 16 juillet 2018. Le responsable de recherche Jonathan Root revient sur l'annonce de JetBlue, qui a prévu de commander 60 A220-300 à Airbus, le nouveau nom du CS300 tout juste racheté à Bombardier. En 2017, un CS300 valait un peu moins de 90 millions de dollars au prix catalogue. La commande de JetBlue représenterait ainsi en théorie plus de 5 milliards de dollars. Mais Root estime que la compagnie n'a payé que 1,4 à 1,7 milliard de dollars, soit… entre 23 et 28 millions de dollars par appareil ! Pour quelles raisons ?
- D'abord, parce que le prix de base du CS300 était trop élevé, ce qui explique en partie ses méventes et la nécessité d'adosser le programme à Airbus pour en réduire le coût.
- Ensuite, parce que les contacts industriels de Moody's, qui s'appuient sur des données purement économiques, tendent à démontrer que la valeur de marché réelle du CS300 est de l'ordre de 35 millions de dollars.
- Enfin, parce qu'Airbus a besoin d'insuffler une nouvelle dynamique à l'appareil en signant rapidement des contrats emblématiques, ce qui est tout bénéfice pour JetBlue.
Au final, le transporteur américain a probablement bénéficié d'une décote de 66 à 72% sur le prix théorique d'origine (trop élevé), ou de 20 à 34% sur le prix de marché réel (celui qu'Airbus et Boeing s'emploient à ne pas trop divulguer). On mesure le gouffre qu'il existe entre la fourchette basse de l'estimation, 1,4 milliard de dollars, et le "prix catalogue" de plus de 5 milliards de dollars.
 

Le cockpit de l'A220 (ex-CS300), un programme de Bombardier repris par Airbus 

On pourrait croire cette situation exceptionnelle, compte tenu du statut particulier de CS300 rebaptisé A220-300, mais il n'en est rien. Une belle enquête réalisée en 2017 par le magazine 'Challenges', en collaboration avec le cabinet Ascend Worldwide, tendait à prouver que les remises moyennes avoisinent 50% pour les gros porteurs récents (A350, B787) ou les monocouloirs de dernière génération (A320neo, B737MAX). Le "vrai" prix de l'A320neo serait ainsi proche de 55 millions de dollars et non des 110,6 millions de dollars que j'ai évoqués en début d'article. Et sans doute moins dans le cadre d'une très grosse commande où les deux industriels sont mis en concurrence.

A l'heure où les obligations de transparence des entreprises se renforcent, la communication autour du "prix catalogue" peut paraître incongrue. Mais les sociétés ne sont pas dans l'illégalité car elles peuvent se retrancher derrière le secret commercial, dans la mesure où la connaissance systématique du prix réellement payé créerait des fâcheux précédents dans les négociations avec les compagnies et dans les rapports entre avionneurs eux-mêmes.

Vous savez maintenant qu'il faut vous méfier des effets d'annonce, même si cela ne remet nullement en cause l'appétit du marché pour Airbus et Boeing, les valeurs industrielles qui ont le plus de visibilité grâce à des carnets de commandes garnis de plusieurs années de production. Au 17 juin 2019, 87,5% des analystes qui suivent l'Européen sont acheteurs, une proportion qui atteint 68% pour l'Américain... prix catalogue ou pas.