Pour analyser le secteur des armes à feu aux Etats-Unis avec notre regard européen, il faut commencer par comprendre qu'elles sont considérées comme des biens de consommation courante de l'autre côté de l'Atlantique. Vous en doutez ? Et bien sachez qu'il y a cinq fois plus d'armes individuelles en circulation aux Etats-Unis que dans tous les autres pays du monde additionnés. Dans les seuls foyers américains, c’est-à-dire sans même compter les stocks militaires.

Historiquement, l'activité de l'industrie était plutôt cyclique car la durée de vie d'une arme à feu peut facilement s'étendre sur plusieurs décennies. Mais au tournant du siècle, ou plus précisément depuis une quinzaine d'années, les ventes ont eu tendance à s'inscrire dans une forme de croissance continue. Les deux véritables déclencheurs ont été l'abrogation du Federal Assault Ban (qui restreignait la vente de fusils d'assaut) et la peur de voir les règles devenir plus strictes à cause du renforcement du courant politique progressiste à chaque tuerie de masse.

Un droit constitutionnel

Le récent massacre à Uvalde, au Texas, a bien sûr ravivé le débat. Dans le camp démocrate, l'ensemble du personnel politique s'est prononcé pour une révision de la législation, rejoint par quelques éléments républicains et surtout par une part toujours plus grande de l'opinion. Le sujet est extrêmement sensible car constitutionnel et emblématique du caractère sacré des libertés individuelles dans le pays. Le texte de référence est le second amendement de la Constitution des Etats-Unis, qui fait partie des dix amendements votés en 1791. Il est donc inscrit dans le marbre et libellé en ces termes : "Une milice bien réglée étant nécessaire à la sécurité d'un État libre, le droit du peuple de garder et de porter des armes ne doit pas être enfreint".

Le contrôle des armes
Le contrôle des armes, un sujet clivant aux Etats-Unis dans cette enquête de 2021 : "Soutenez-vous ou vous opposez-vous à une régulation plus stricte des armes à feu ?"

Cette omniprésence des armes à feu est à l'origine de tueries récurrentes, mais aussi d'une certaine forme de banalisation. Anecdote révélatrice : il y a eu 69 fusillades sur le premier week-end du mois de juin dans la seule ville de Chicago, et plus de 350 blessés dans le pays depuis vendredi. Partout ailleurs, on considérerait cela comme l'actualité d'un pays en Guerre, mais c'est "business as usual" aux Etats-Unis. En tout cas, pour les investisseurs contrariens et sans a priori idéologique sur le sujet, il fait sens de s'attarder sur les dynamiques financières et opérationnelles ainsi que valorisations extraordinairement déprimées (risque législatif et caractère cyclique oblige) des deux armuriers "pure players" cotés aux USA : Smith & Wesson et Sturm, Ruger & Company

Deux petits acteurs

Les deux entreprises présentent des profils similaires : elles ont concentré leurs activités sur la conception d'armes de poing et d'épaules, cédant leurs divisions moins lucratives (comme leurs marques de textile "outdoor") et concentrant leur stratégie d'allocation du capital vers la rémunération des actionnaires (dividendes et rachats d'actions). Positionnement sans doute motivé par les déboires de l'industrie, avec une multitude de faillites au cours des cinquante dernières années, ainsi que par la contre-performance de Remington (contrôlé par la firme de private equity Cerberus) qui avait opté pour une stratégie de croissance externe somme toute inefficace.

  • Sturm, Ruger & Co (RGR) : sur les 15 dernières années (2006-2021), les ventes du groupe ont été multipliées par plus de quatre, pour atteindre 731 M$. Les marges opérationnelles sont passées dans le même temps de la zone des 3 à 4% à plus de 20%. Le nombre d'actions a diminué d'un quart et le dividende a été décuplé. Autant dire que l'entreprise est en meilleur état en 2021 qu'elle ne l'était au début du siècle. La position financière est excellente avec une trésorerie qui couvre à elle seule plus de trois fois l'ensemble du passif. La rentabilité des capitaux propres est stratosphérique malgré la surcapitalisation et l'absence de levier. Quant aux stocks, leur vitesse de rotation est stupéfiante avec des inventaires qui tournent plus de quinze fois à l'année, soit des niveaux supérieurs à ceux de la grande distribution.
  • Smith & Wesson (SWBI) : plus connu que Sturm, quoique pesant moins lourd en bourse, S&W a connu une dynamique comparable depuis quinze ans. Attention toutefois à l'exercice 2021 tout à fait atypique, avec un effet "post-pandémie" / "retour outdoor" extrêmement prononcé. Le chiffre d'affaires normalisé est plus proche de celui de Sturm, tout comme la marge normative, depuis que Smith & Wesson a quitté le giron de d'American Outdoor Brands. En revanche le nombre d'actions augmente d'un cinquième, la compagnie ne distribue de dividendes que depuis cette année et le bilan est moins impressionnant, quoique solide lui aussi. Les marges sont un peu plus volatiles, tandis que les stocks tournent moins vite que ceux du concurrent.

En somme, il est clair qu'historiquement, la gestion de SWBI était moins inspirée que celle de RGR, la faute à une diversification préjudiciable. Mais le management a appris sa leçon et promet désormais de rectifier le tir, puisqu'il fallait bien placer un mauvais jeu de mots à un moment ou à un autre. Au-delà de l'activité polémique, le modèle économique de RGR est une sorte de rêve d'investisseur : les dynamiques opérationnelle et financière sont exceptionnelles, les marques sont réputées. Le tout à six fois le profit réalisé en 2021. Pour SWBI, on est proche d'une PER de trois. Mais il faut aussi relativiser : 2021 fut un exercice complètement atypique et le secteur sortait déjà d'un rush sur les armes de plusieurs années, à cause des troubles sociaux, de la crainte de nouvelles régulations contraignantes et de la disparition de Federal Assault Ban de 2007 précité.

Une sousperformance manifeste
Une sousperformance manifeste sur 5 ans face au S&P500

La pression monte sur le secteur

A l'avenir, la configuration devrait être moins favorable, puisque le taux d'équipement atteint des records et que des contrôles plus stricts à la vente sont à attendre après les nombreuses tueries de masse perpétrées dans le pays. Mais il faut se garder de croire que la réponse à cette question est binaire, surtout avec une lecture européenne de la question. Certains esprits espiègles pourraient aussi invoquer un destin semblable à ce qui a été constaté avec l'industrie du tabac, où plus il y a de régulations et d'interdictions, plus les profits des fabricants de cigarettes augmentent grâce à leur pouvoir de fixation des prix sans pareil.

On l'aura compris, ces dossiers sont au cœur de la polémique et ne se retrouveront clairement pas dans le portefeuille USA de Zonebourse. Les investisseurs intéressés, eux, devront se garder d'extrapoler les multiples obtenu sur un exercice précédent tout à fait hors-du-commun.