Adulées par certains, critiquées par d’autres, les cryptomonnaies ont, malgré tout, connu un essor sans précédent ces derniers mois, en France comme à l’étranger. Le rapport “Private Digital Cryptoassets as Investment ? Bitcoin Ownership and Use in Canada” publié en octobre 2022 par la Bank of Canada (BoC), met en exergue les tendances sous-jacentes de cette envolée des actifs numériques au sein du pays. Dans ce cadre, nous nous sommes entretenus avec l’une des représentantes de la banque centrale canadienne afin de décortiquer les éléments du rapport susmentionné. 

En préambule, nous tenons à remercier Rebecca Spence, Senior Media Relations Consultant à la BoC, ainsi qu’à l’ensemble des chercheurs : Daniela Balutel, Walter Engert, Christopher Henry, Kim Huynh et Marcel Voia pour avoir pris le temps de répondre à nos questions.

  • Au Canada, à quel rythme l’adoption des cryptomonnaies s’est-elle effectuée ?

“La part des canadiens qui possèdent des bitcoins est passée de 3% en 2016 à environ 5 % en 2018, un phénomène d’adoption qui a persisté en 2019 et 2020. À la fin de l’année 2021, la part des canadiens qui possèdent des bitcoins a fortement augmenté pour atteindre 13% de la population. Soit une augmentation du taux d’adoption de 160% entre 2020 et 2021. Cette hausse reflète un accès plus facile grâce aux applications mobiles offertes par certaines sociétés de technologies financières et une augmentation des investissements des canadiens notamment durant la pandémie de Covid-19. En réalité, plus de la moitié de tous les propriétaires de bitcoins canadiens ont investi dans cet actif pour la première fois pendant la pandémie.”

Source : Bank of Canada
  • Qui sont les détenteurs de bitcoins ? 

“On constate qu'une plus grande proportion d'hommes canadiens (19% en 2021) possèdent des bitcoins comparativement aux femmes (7%). Les propriétaires sont également plus susceptibles d'être relativement plus jeunes, 26 % des personnes âgées de 18 à 34 ans possédant des bitcoins en 2021. La proportion de personnes appartenant à d'autres groupes d'âge qui possèdent des bitcoins a également augmenté de façon substantielle au cours des dernières années. Notamment, le pourcentage de canadiens âgés de 35 à 54 ans qui possèdent des bitcoins est passé d'environ 6% en 2020 à 15% en 2021. En ce qui concerne la propriété par niveau d'éducation, les investisseurs ayant une formation universitaire continuent d'avoir la part de propriété la plus élevée (19%), mais la proportion de propriétaires de bitcoins dans d'autres catégories d'éducation a également augmenté de manière importantes ces dernières années, y compris ceux ayant une formation de type Collège/CEGEG et ceux ayant une formation de type lycée. Les parts de propriété ont augmenté dans toutes les catégories de revenus étudiées. Plus précisément, les taux de propriété se sont déplacés vers les personnes à revenu moyen et surtout à revenu élevé. La part des propriétaires dans le groupe de revenu le plus élevé avec des revenus annuels de 70 000 $ ou plus a augmenté à 17% en 2021 tandis que la part des individus à revenu moyen a augmenté de 10%.”

  • Pouvez-vous établir un lien entre le niveau d’études et la détention de cryptomonnaies ? 

“Les canadiens ayant une éducation financière élevée (diplôme universitaire) ont contribué à l'augmentation de la possession de bitcoins ces dernières années. En fait, la part de propriété des personnes ayant une éducation financière élevée (près de 15% des répondants) est maintenant comparable à la part de propriété des personnes ayant une faible éducation financière (près de 16%). De manière globale, les propriétaires de bitcoins sont plus susceptibles d'être des hommes, de faire partie de générations plus jeunes, d'avoir des revenus plus élevés, d'avoir un emploi, d'avoir, en moyenne, une faible éducation financière mais une connaissance comparativement élevée en ce qui concerne le bitcoin. Nos études confirment également certaines tendances changeantes dans la composition démographique des propriétaires de bitcoins. Par exemple, les deux catégories de revenus moyens et élevés sont statistiquement significatives en 2021, alors qu'elles ne l'étaient pas auparavant. Cela indique que les Canadiens à revenu moyen et élevé sont plus susceptibles que leurs homologues à faible revenu de posséder des bitcoins en 2021, alors qu'il n'y avait auparavant aucune différence statistiquement significative entre les groupes.”

  • Quel montant moyen les canadiens investissent dans les cryptomonnaies ?

“À partir de 2018, les propriétaires de bitcoins ont été invités à déclarer la valeur en dollars canadiens en équivalent de bitcoins qu'ils détiennent actuellement. Depuis cette date, on constate que les avoirs médians ont diminué, passant de 500$ en 2018 à 250$ en 2019, puis ont augmenté pour atteindre 503 $ en 2021.”

Détention de bitcoin (en équivalent dollars) entre 2018 et 2021
Bank of Canada : Private Digital Cryptoassets as Investment ? Bitcoin Ownership and Use in Canada

N.B : Ici, la Bank of Canada se cantonne uniquement à la possession de bitcoins et non pas autres cryptomonnaies. Nous pouvons supposer qu’un bon nombre de détenteurs de bitcoins possèdent également d’autres cryptomonnaies, parfois pour un montant supérieur à celui investi dans le bitcoin. Enfin, nous pouvons aussi penser qu’un bon nombre de ces détenteurs ne déclarent pas l’entièreté de leurs avoirs en bitcoins auprès de la Bank of Canada. Pour ces raisons, nous pouvons penser que cette quantité de dollars, représentée par une médiane de 503$, investie dans le bitcoin doit être en réalité supérieure. Mais en raison des faibles études qui traitent de ce sujet, aucune donnée fiable peut-être évoquée ici, et La BoC ne souhaite pas “spéculer quant aux résultats futurs.” En revanche, les chercheurs se sont intéressés à la connaissance des canadiens vis-à-vis des autres cryptomonnaies. Nous parlons ici de toutes les cryptomonnaies excepté le bitcoin.

  • Les connaissances des canadiens dans les alternatives au bitcoin (souvent appelés “altcoins”)

“En 2021, on a demandé aux répondants d'indiquer s'ils avaient entendu parler des alternatives au bitcoin.  On constate que 50 % des canadiens n'ont pas entendu parler de ces monnaies alternatives. Les monnaies alternatives les plus connues sont le Dogecoin (28% des Canadiens connaissent cette cryptomonnaie), l'Ethereum (26%), le Bitcoin Cash (25%) et le Litecoin (14%). Il est intéressant de noter les niveaux de notoriété similaires du Dogecoin et de l'Ethereum. L'altcoin le plus populaire était l'Ether, détenu par environ 7% des canadiens. Le dogecoin et le bitcoin cash suivaient à 4%. En fait, dans l'ensemble, 16% des canadiens possédaient au moins une cryptomonnaie (c'est-à-dire un bitcoin ou un altcoin), 10% possédaient à la fois des bitcoins et des altcoins, et 6% possédaient exclusivement des altcoins. 

Altcoins détenus par les canadiens
Bank of Canada : Private Digital Cryptoassets as Investment ? Bitcoin Ownership and Use in Canada

"Une question sur l'utilisation de Tether (USDT), le stablecoin le plus populaire, a également été ajoutée à l’étude. Sur les 27 propriétaires de Tether, 40% ont déclaré ne jamais l'utiliser pour acheter des biens et des services, tandis que 42% ont déclaré l'utiliser très souvent. Encore une fois, ce niveau élevé d'utilisation déclarée reflète probablement l'ambiguïté du terme "biens et services" utilisé dans l'instrument d'enquête, qui était censé faire référence aux achats de détail typiques. Les données mondiales suggèrent que les stablecoins ne sont pas actuellement utilisés pour les paiements classiques à une échelle significative, mais plutôt pour faciliter le commerce d'autres cryptoactifs à des fins d'investissement. Autrement dit, les stablecoins sont utilisés principalement pour mettre en place des investissements dans d'autres cryptoactifs comme le bitcoin.”

  • Pour quelles raisons les canadiens investissent-ils dans le bitcoin ? 

“En 2021, 60% des propriétaires canadiens de bitcoins ont cité l'investissement comme la raison la plus courante de posséder des bitcoins, contre 39% en 2019. Vient ensuite l'intérêt pour les nouvelles technologies, cité par 20% des propriétaires. Notamment, seulement 9% des canadiens possèdent des bitcoins afin d'effectuer des paiements. Dans l'ensemble, l'investissement domine les raisons déclarées de posséder des bitcoins depuis 2017. Nous nous sommes aussi intéressés aux canadiens qui connaissaient les bitcoins mais qui n'en possédaient pas actuellement. En 2021, 39% des non-propriétaires ont déclaré qu'un manque de connaissance ou de compréhension de la technologie Bitcoin était leur principale raison de ne pas posséder de Bitcoin (contre 34% en 2019). Il est important de souligner cette tendance qui ne s’améliore pas d’ailleurs. D’un autre côté, 23% ont déclaré ne pas posséder de bitcoin parce que leurs méthodes de paiement actuelles répondent déjà à leurs besoins, ou que le bitcoin n'est pas largement accepté comme méthode de paiement. Ce chiffre est suivi de près par 19% des non-propriétaires qui ont cité des préoccupations ou des raisons liées au manque de confiance, comme le fait que les monnaies privées ne sont pas soutenues ou réglementées par le gouvernement.”

  • Voyez-vous des risques systémiques dans l’adoption grandissante des cryptomonnaies par les canadiens ?  Quel est votre point de vue sur une potentielle insertion des cryptomonnaies dans le cadre des transactions privées dans l’économie ? 

“Rappelons que la Banque du Canada n’a pas la compétence légale pour dicter quels moyens de paiement sont acceptables dans les transactions privées. Néanmoins, dans le cadre de nos recherches, jusqu’à maintenant, l'acceptation de bitcoin comme méthode de paiement par les commerçants a été limitée. La volatilité des prix, les coûts de transaction et le niveau d'adoption et d'intérêt des consommateurs pour le paiement par bitcoin sont des considérations importantes pour les commerçants. Concernant l’aspect systémique, donc réglementaire, là aussi la Banque du Canada n'est pas responsable de la réglementation des actifs numériques, tout comme nous n'avons pas la compétence légale pour dicter quels moyens de paiement sont acceptables dans les transactions privées. Néanmoins, nous avons examiné les incidences potentielles des cryptomonnaies sur la stabilité du système financier canadien. Malgré leur popularité croissante, ces marchés n'ont pas encore une importance systémique au Canada, mais cela pourrait changer s'ils continuent à croître au rythme actuel. La Banque du Canada est préoccupée par le fait que le marché des cryptoactifs est largement non réglementé. La réglementation se dessine, mais le rythme doit s’accélérer. À l’échelle mondiale, les autorités ont pris conscience des risques que pose l’insuffisance des cadres réglementaires et s’efforcent de remédier à la situation. Ce que nous disons dans la Revue du système financier de 2022, c'est qu'il faudra mettre en place une réglementation appropriée afin d'assurer la protection des investisseurs et de permettre aux Canadiens de profiter des avantages potentiels. Lors de son dernier budget, le gouvernement fédéral a annoncé un examen du cadre législatif du secteur financier, axé sur la numérisation de l'argent et le maintien de la stabilité et de la sécurité du secteur financier. Dans le cadre de ces travaux, le gouvernement étudiera les approches réglementaires pour maintenir la sécurité et la stabilité du système financier alors que les monnaies numériques gagnent en popularité ainsi que le possible besoin d’une monnaie numérique de banque centrale au Canada.”

  • Quels sont les enjeux qui gravitent autour du développement d’une monnaie numérique de banque centrale au Canada ? 

“La pandémie a accéléré la numérisation de l'économie. Cela a évidemment rendu plus urgent le travail que nous faisions déjà pour explorer le concept d’une monnaie numérique de banque centrale et, plus généralement, pour améliorer la façon dont nous utilisons et échangeons l'argent.  Aucune décision n'a été prise à l'heure actuelle. Ultimement, ce sera au Parlement de décider si nous émettrons ou non une monnaie numérique. Mais nous devons être prêts. S'il y a une forte baisse de l'acceptation de l'argent liquide, ou si le public veut une monnaie numérique, il y a de bonnes raisons pour que celle-ci soit fournie par une banque centrale. L'utilisation des cryptomonnaies créées par le secteur privé est en hausse, mais elles ont des lacunes majeures en tant que méthodes de paiement. Seule une banque centrale peut garantir l'accès universel, la confidentialité et la sécurité totale d'une monnaie numérique, l'intérêt public étant la priorité absolue. Nous n’avons pas l’intention d'émettre une MNBC pour remplacer les modes de paiement existants, qui servent bien les Canadiens.”

En définitive, le taux d’adoption des cryptomonnaies au Canada est relativement similaire à celui de la France. Au sein de l’hexagone, selon une étude menée par KPMG et l’ADAN en début d’année, entre 8 et 12% des français détiennent des cryptomonnaies contre 13% au Canada. Nous ressentons, ici aussi, que le pays est un petit peu dépassé par les événements et qu’il devient urgent de poser un cadre réglementaire pour protéger les investisseurs, comme c’est le cas avec le règlement MiCA (Market in Crypto-Assets) en Europe. Force est de constater, que le bilan de l’adoption a été effectué, vient maintenant l’heure de l’encadrement des actifs numériques. Conscients que les banques centrales, y compris en Europe, commencent à réfléchir à une “monnaie 3.0”, il est indispensable de cerner, en amont, les risques que constituent ce nouveau type de monnaie.

Rappelons qu’historiquement, le système monétaire d’un pays est le reflet de la technologie de son époque qui se nourrit de chaque innovation afin d’améliorer son efficacité. De nos jours, la digitalisation des moyens de paiement va de pair avec l’économie numérique dans son ensemble. Et l'analyse historique de l’évolution des moyens d’échanges nous prouve que les systèmes monétaires épousent souvent les traits d’une époque aussi bien d’un point de vue technologique que politique. De la pièce d’argile en 3400 av J-C au change flottant aujourd’hui, le système monétaire n’est pas resté figé au fil du temps. Système monétaire qui va de pair avec le rôle de gouvernance d’un Etat. La monnaie numérique de banque centrale adossée à la technologie de la blockchain est-elle l'outil innovant d’un prochain système monétaire ? Nous y reviendrons largement dans différents articles sur Zonebourse afin de comprendre tous les enjeux qui gravitent autour de l’essor de cette “nouvelle monnaie.” 

L'ensemble des données transmises dans cet article sont issues de documents émis par la Banque du Canada.

Documents :

Monnaies numériques et technologies financières

Revue du système financier - 2022

Cinq choses que nous avons apprises sur les détenteurs de bitcoins en 2021