Il y a une semaine, la star américaine du jeu vidéo Electronic Arts (FIFA, Battlefield, Mass Effect…) dévoilait un bilan trimestriel décevant, provoquant un plongeon du titre en bourse. Une chute qui a contaminé le reste du secteur, puisque Activision Blizzard, Take-Two ou Ubisoft en ont payé les pots cassés. L'ironie de l'histoire, c'est qu'Electronic Arts a depuis fortement rebondi, en annonçant des inscriptions records sur un nouveau jeu, tandis que les titres de ses concurrents poursuivaient leurs glissades. Pour une illustration qui se passe de commentaires, référez-vous au graphique qui suit.
 
Un environnement favorable, mais…
 
L'ampleur des réactions peut surprendre, mais elle s'explique par un retour des interrogations sur l'évolution du modèle économique des grands acteurs du secteur. Depuis plusieurs trimestres, le monde du jeu vidéo profite de conditions intrinsèques favorables, principalement à cause de la numérisation (ou la digitalisation, selon l'anglicisme utilisé plus couramment) des contenus permise par les évolutions technologiques et l'accroissement des capacités des réseaux. Les éditeurs affichent des marges plus élevées car la part des supports physiques se réduit, simplifiant les contraintes de production, de stockage et de gestion et éliminant leurs coûts. Ils peuvent en outre monétiser comme jamais leurs fonds de catalogue. Pour autant, 2018 fut une année boursière compliquée, avec la première sousperformance du jeu vidéo par rapport au Nasdaq depuis 2012 (sauf pour Ubisoft, qui a gagné 10%), alimentée par de nombreux facteurs, dont une réglementation chinoise illisible, une désaffection passagère pour les valeurs technologiques et l'émergence de nouvelles tendances.
 
La loot box d'EA
 
Le principal phénomène 2018 est l'engouement pour le titre Fortnite, sorti l'année précédente, qui comptait 200 millions d'adeptes dans le monde il y a quelques semaines (dont un ado à mon domicile). Avec ce titre, Epic Games (connu pour Gear of Wars ou la série et le moteur 3D Unreal) a réalisé un coup de maître. Pour schématiser, ce jeu gratuit propose un affrontement entre joueurs en mode "Battle Royale" (jeu de tir en mêlée sur carte fermée avec victoire au survivant ou à la dernière équipe survivante), avec des options de construction de bâtiments et d'ouvrages. Bien que gratuit à l'installation et à l'utilisation, le jeu génère d'énormes profits grâce aux contenus additionnels, qui permettent d'obtenir de nouveaux accessoires esthétiques ou des défis à réaliser, sans conférer d'avantages sur les autres joueurs. Les finances d'Epic ne sont pas publiques, mais le jeu aurait généré près de 3 milliards de dollars l'année dernière, un montant colossal qui n'a rien à envier aux meilleurs titres "AAA".
 
 
Fortnite n'est pas le premier jeu à succès du genre, mais l'ampleur qu'il a prise et la puissance de son écosystème font évidemment saliver les grands du secteur. A tel point que le lancement (surprise) d'un titre "Battle Royale" gratuit par EA a suffi à faire oublier les trimestriels décevants et à doper le titre en bourse début février. Pour être exact, c'est l'annonce ET la réussite du lancement qui ont mis le feu aux poudres, puisqu'Apex Legends a attiré 3 millions de joueurs le premier jour et comptait 25 millions d'inscrits hier, soit huit jours plus tard. Ce qui en fait le meilleur lancement depuis longtemps pour EA, à peu de frais au final par rapport à tout le cirque médiatique nécessaire pour un titre traditionnel. Pour ne rien gâcher, les premières revues d'Apex Legends sont très positives. Comme on lit beaucoup que Fortnite n'avait atteint le cap des 30 millions de joueurs qu'après trois mois, les investisseurs tirent des plans sur la comète.
 
On n'est pas des bambis
 
"Les modèles d'affaires évoluent peut-être plus rapidement que les investisseurs ne l'imaginent. Et il devient de plus en plus difficile de convaincre les joueurs de payer 60 USD lorsque des offres concurrentielles de haute qualité sont gratuites", souligne Timothy O'Shea, spécialiste des jeux vidéo chez Jefferies. L'analyste a d'ailleurs fourni comme prédiction numéro 1 pour le secteur en 2019 la sortie d'un grand jeu gratuit chez Activision Blizzard. "Paradoxalement, la plupart des gros titres très profitables actuels sont totalement gratuits. En fait, je pense que le modèle gratuit est en train de devenir un prérequis pour tout jeu ayant des ambitions raisonnables dans le domaine de l'eSports", poursuit O'Shea.
 
Michael Pachter, un vétéran du secteur qui officie chez Wedbush Morgan, ne remet pas en cause le lancement exceptionnel, mais se refuse, à ce stade, à comparer Fortnite à Apex Legends. Il part du principe que le revenu moyen par joueur d'Apex Legends sera proche de la moyenne des autres titres gratuits du même genre, c’est-à-dire 10 USD. Fortnite est toujours un OVNI parce qu'il génère en moyenne 40 USD par joueur. Pour Pachter, le titre d'Epic a des ingrédients difficiles à répliquer. Un exemple ? Fortnite est un "TPS", un jeu de tir à la troisième personne : on voit son personnage évoluer. Dans Apex Legends, un FPS (jeu de tir à la première personne), on ne voit pas son propre personnage, ce qui rend les "skins" (costumes) et accessoires moins intéressants. Epic a aussi bâti son succès sur l'addiction créée par son système de saisons et de passes de combat. EA pourrait s'en inspirer mais il est encore un peu tôt pour savoir si une telle stratégie sera mise en œuvre, estime Pachter.  
 
Ubisoft observe
 
Le champion national, Ubisoft, ne dispose pas de mode "Battle Royale" et ne semble pas pressé de s'engouffrer dans la brèche. L'éditeur a démenti il y a quelques mois l'apparition d'un tel mode dans 'The Division 2' qui sortira le 15 mars. Serge Hascoet, le chef de la création d'Ubi, avait expliqué en octobre 2018 à Gameinformer que le groupe ne cèdera pas à la mode pour de mauvaises raisons. "Il y a quinze sociétés différentes qui travaillent dessus et, comme sur le mobile, deux réussiront seulement… Je travaille avec mon équipe sur le coup suivant. Il est important de comprendre pourquoi les jeux comme Fortnite fonctionnent si bien, mais pas pour les copier. Pour faire autre chose, mais dans une approche disruptive identique", selon Hascoet, en assurant que son équipe essaie plein de choses en interne. Au-delà de la créativité, la réflexion est aussi engagée sur les différents modèles économiques, puisque des jeux gratuits sont capables de générer beaucoup plus de gains que des jeux payants. Un débat qui sera probablement abordé par les analystes lors de la publication des résultats d'Ubisoft sur neuf mois, dès demain 14 février.