Alors que la saison des mariages devrait battre son plein et le champagne couler à flots, des vendanges inédites s’annoncent pour 2020. Car si la qualité s’annonce exceptionnelle, la quantité aussi, limitée par des négociants assurant 80% des débouchés des grappes de raisin. Il faut dire que la situation est particulièrement préoccupante cette année pour l’appellation viticole la plus affectée par la crise sanitaire. Sur le seul 1er semestre, qui concentre environ un tiers des ventes annuelles, ce sont 30 millions de bouteilles qui n'ont pas été vendues, soit 10% des ventes annuelles habituelles.

L'enjeu pour les négociants était donc de réduire au maximum les volumes de raisins à cueillir cette année afin de limiter les effets de la crise. Avec un stock déjà important avant le début du confinement (près de 4 années), les maisons de champagne redoutaient de devoir acheter un rendement élevé synonyme de surstockage et de risque de pression sur les prix de vente des bouteilles. En effet, les achats de raisin en grande quantité aux viticulteurs tirent un peu plus sur la trésorerie déjà affaiblie des maisons de champagne.

De leur côté, les vignerons indépendants craignaient des rendements trop faibles, sachant que les vendanges s’annoncent excellentes. Les vignerons réclamaient 8 500 kg par hectare, annonçant 8 000 comme minimum supportable, alors que les maisons de champagne réclamaient 7 000 voire moins pour les grandes maisons. Pour mettre les choses en perspectives, 8 000 Kg équivalent à 238 millions de bouteilles, contre environ 300 millions de ventes annuelles (297 millions en 2019, à -1,6%).

Un marché attendu en recul d’un tiers sur 2020

En aval de la chaîne de la filière, les signaux ne sont pas non plus rassurants avec une crise sanitaire qui s’installe, entretenant une morosité ambiante qui ne donne pas le cœur à sabrer le champagne, ni à maintenir les grands comme les petits évènements prévus de longue date. Au premier semestre, le marché global des vins de Champagne a affiché un repli en volume de 29,4% selon le CIVC.

De telle sorte que le dernier trimestre, qui représente habituellement 40% des ventes annuelles, fait très peur aux maisons de champagne. "C'est pareil dans tous les pays" se lamentait Julien Duval-Leroy, DG adjoint de la célèbre maison, lundi 18 août sur BFM Business. "On ne peut pas se rattraper à l'export" alors que 50% des ventes se font à l'étranger. Tourisme de luxe, trafic aérien, événementiel, restauration… la consommation de champagne est une bonne synthèse des secteurs les plus touchés par la crise sanitaire, sachant que la profession sort d’une année 2019 déjà compliquée, entre Brexit et tensions commerciales sino-américaines.

Globalement, la filière s’attend en 2020 à 200 millions de bouteilles vendues, contre environ 300 millions chaque année, soit un tiers de ventes en moins et une perte estimée à 1,7 milliard d'euros sur un marché annuel de 5 milliards d’euros.

Taille du marché, en millions de bouteilles expédiées par année civile (source : CIVC)

Taille du marché, en millions de bouteilles expédiées par année civile (source : CIVC)

En Bourse, si l’on met de côté LVMH, N°1 du marché mais dont les ventes de champagne pèsent pour moins de 10% de l’activité, et Rémy Cointreau, peu présent sur cette AOP, on dénombre trois grandes maisons de champagnes parmi les 500 petites valeurs cotées à Paris (capitalisations boursières comprise entre 10 M€ et 1 milliards d’euros) :

Laurent-PerrierLanson-BCC et Pommery & Associés, ce dernier étant également présent sur d’autres vins. 

"Le Champagne est éternel, Facebook on verra"

Le cours de Bourse de ces trois acteurs se replient depuis l’annonce du rendement de 8000 kg par hectare et évoluent actuellement proches de leurs points bas, sur 2020 comme sur 10 ans. Pourtant, pour reprendre Bernard Arnault, "le Champagne est éternel, Facebook on verra". Alors, cette crise offrirait-elle une occasion rare d’investir à bon compte dans une valeur sûre ? C’est ce que semble signaler le groupe Rémy Cointreau en annonçant à l’approche de l’été son retour sur l’appellation après une dizaine d’années d’absence avec la reprise d’un des derniers acteurs familiaux indépendants du secteur : la maison J. de Telmont.

Cours sur 10 ans

Seulement voilà, quand on s’intéresse aux chiffres, le champagne ne fait pas vraiment rêver, et ces graphiques résument assez bien la situation : le champagne régale davantage ses consommateurs et les créanciers qui financent cette activité gourmande en capitaux que les actionnaires des maisons prestigieuses.

Une faible rentabilité, un lourd endettement, peu de croissance…

Commençons par un coup d’œil synthétique sur le profil de ces 3 valeurs résumé par l’outil Zonebourse Stock Screener. En bleu sur le diagramme figure un agrégat des trois maisons de champagnes Laurent-Perrier, Lanson-BCC et Pommery & Associés. En noir, un indice de valeurs moyennes cotées à Paris.

Polar Champagne

L’échantillon se révèle très atypique par rapport à la moyenne des PME et ETI cotées : faible croissance, rendement faible, situation financière fragile … seul le potentiel de valorisation des rares analystes qui suivent ces sociétés se démarque favorablement par rapport au reste de la cote.

A y regarder de plus près, le potentiel de hausse de l’échantillon est tiré vers le haut par Lanson-BCC, une valeur suivie par deux analystes qui n’ont pas ajusté leur objectif de cours depuis la fin avril. Celui-ci laisse paraitre un potentiel de hausse de 50%, l’action ayant abandonné presque autant depuis. Il faut dire que l’endettement des acteurs du secteur est tellement élevé (et en hausse quand les stocks s’accumulent) que leur capitalisation a beau chuter, leur valeur d’entreprise bouge à peine ! Ainsi, chez Lanson-BCC comme chez Pommery & Associés, la capitalisation boursière ne pèse plus que pour environ 15% dans la valeur d’entreprise totale (capitalisation boursière + dette financière nette). Un phénomène rare qui dans un secteur plus classique laisserait présager d’un risque d’augmentation de capital. Sauf que les actifs de ces maisons sont uniques (immobilier, marques, stock de bouteilles…) et que les banques comme l’Etat restent fidèles au chevet de ces acteurs surendettés.

Laurent-Perrier, l’acteur le plus qualitatif parmi les valeurs moyennes

Chez Laurent-Perrier, l’endettement est nettement plus raisonnable. Par ailleurs, cet acteur se démarque par son positionnement de plus en plus qualitatif :  41,2% de son CA 2019/2020 est réalisé sur des bouteilles haut de gamme. Ainsi, malgré un chiffre d’affaires attendu à peine au-dessus de la barre des 200 M€ en 2020 et 2021, niveau inférieur aux deux autres acteurs, la société devrait dégager des résultats nets très supérieurs à ses pairs, entre 15 et 20 M€. Pourquoi ? Car Laurent-Perrier dégage une marge opérationnelle plus de deux fois supérieure et que la dette et les frais financiers pèsent très lourd sur les résultats de Lanson-BCC et Pommery & Associés.

Principales caractéristiques des trois maisons

(source Zonebourse, S&P Global Market Intelligence)

Une qualité qui se retrouve dans la capitalisation boursière de Laurent-Perrier puisque celle-ci se révèle 4 fois supérieure à celle des autres maisons.

Si l’on prend en compte le niveau de dette financière nette de chacun des acteurs et que l’on compare les valeurs d’entreprises des trois sociétés à leur chiffre d’affaires, Laurent-Perrier n’apparaît que légèrement plus cher, à un peu plus de 3x un CA 2021/2022 qui devrait rester sous pression.

En revanche, grâce à une marge d’exploitation historique proche de 18% soit près de 10 points de plus que ses deux concurrents, qui plus est en augmentation ces dernières années avec la montée en gamme de ses bouteilles, Laurent-Perrier apparaît beaucoup moins cher quand on s’intéresse au ratio qui nous paraît le plus pertinent en l’espèce : le ratio VE/EBE (valeur d’entreprise rapportée à l’excédent brut d’exploitation). A 17x l’EBE attendu à mars 2022, le groupe affiche certes des ratios de luxe, mais présente une forte décote sur ses pairs.

Laurent-Perrier : une progression de la marge brute qui reflète la montée en gamme (source : L-P)

Laurent-Perrier : une progression de la marge brute qui reflète la montée en gamme (source : L-P)

Doit-on pour autant se précipiter sur Laurent-Perrier ? L’opportunité est discutable. Si l’on met en perspective ce ratio de valorisation relativement attractif avec sa moyenne historique, la valorisation de la maison de champagne se situe en haut de fourchette et il faudrait se projeter avec optimisme sur 2022/23 pour obtenir des ratios sensiblement inférieurs. Un pari difficile quand on sait la forte inertie d’un secteur qui est en train d’accumuler une année de stock de plus que la normale.

A moins que Laurent-Perrier parvienne à hisser, dans la décennie venir comme il l’a fait dans la décennie passée, sa gamme et sa marge opérationnelle aux niveaux de ses prestigieux concurrents, dépassant les 20% de marge opérationnelle à l’instar de Rémy Cointreau et LVMH sur ce segment. Alors, la rentabilité des actifs pourrait décoller et le cours de Bourse renouer avec l’ivresse des cimes de la fin 2007. Le cours avait alors tutoyé les 140€, presque deux fois plus que le cours actuel. Un parfum d’euphorie entourait alors les maisons de champagne, parfum que la crise financière de 2008 dissipa brutalement de telle sorte que le cours perdit 75% de sa valeur. Un niveau de défiance pas encore tout à fait atteint…

Valorisation historique de Laurent-Perrier en multiples d’EBE (source Zone Bourse, S&P Global Market Intelligence)

Valorisation historique de Laurent-Perrier en multiples d’EBE (source Zonebourse, S&P Global Market Intelligence)

Vous pouvez retrouver d'autres acteurs cotés de la filière viticole via notre liste thématique "In Vino Veritas", qui recense les acteurs de cet écosystème, des entreprises champenoises en passant par des emboucheurs, des producteurs californiens ou des fabricants de flacons.