Hyman Minsky est un économiste américain décédé à la fin du XXème siècle, qui n'a probablement pas eu la reconnaissance qu'il méritait. Il faut dire que l'universitaire ne brillait pas par son style littéraire et n'a pas toujours visé juste dans ses modélisations. Dans l'un de ses ouvrages paru en 2012 ("End This Depression Now !" traduit en français sous le titre "Sortez-nous de cette crise... maintenant"), Paul Krugman, paraphrasant Paul Samuelson, décrivait ainsi son défunt confère : "Minsky a prédit environ neuf des trois dernières grandes crises financières". Mais c'était pour mieux rappeler sa clairvoyance sur certaines dérives économiques, douloureusement illustrée par la crise de 2008. Janet Yellen, ex-présidente de la Fed, avait elle-même salué le travail de Minsky dans un discours célèbre datant de 2009.

Pour schématiser, Hyman Minsky a beaucoup travaillé sur l'endettement. Sa théorie part du principe qu'après une crise, les banques sont très rigoureuses dans leur allocation de crédit. Avec le retour de la croissance, les établissements financiers prennent plus de risques. Puis dans une troisième phase, tout le monde est grisé par le succès et la rigueur vole en éclats. C'est à partir de ce moment que peut survenir le "Moment Minsky", un événement qui va provoquer un réveil brutal des agents économiques sur le couple endettement / risque. L'expression a été trouvée par l'ancien économiste de Pimco Paul Mc Culley. Pour mieux illustrer ce "moment", Krugman utilise le dessin animé Bipbip : le "Moment Minsky", c'est quand le pauvre coyote se rend compte qu'il court au-dessus du vide, juste avant de chuter au fond du canyon. La crise éclate. Après cette phase, les banques repassent en mode ultra-restrictif, aggravant encore la situation.

Quelque chose est pourri au royaume des obligations

Vous voyez sans doute où je veux en venir : le coronavirus peut-il devenir un "Moment Minsky" ? Selon AlphaValue, c'est possible. Mais quel serait le maillon faible 2020 ? Le bureau d'études pense que cela pourrait être le marché du crédit des grandes économies développées. "Maintenant que le Coronavirus a une mutation occidentale, les spreads des obligations junks sont en train de considérablement s'écarter, ce qui a pris par surprise pas mal de porteurs", explique AlphaValue. Et cette fois, la Fed aura plus de mal à sauver le monde. "La Fed peut toujours essayer, mais le Coronavirus est un choc d'offre contre lequel sa baguette magique n'a pas beaucoup de pouvoir", car la liquidité disparaît sur le marché du crédit dès que la peur se répand. Pour trouver des fonds, vendre des actions est techniquement plus facile. Et sur le marché junk, AlphaValue est préoccupé par la dette des acteurs du pétrole de schiste américain : l'effet de ciseau entre assèchement de la liquidité et chute des cours du brut promet un cocktail explosif.

Le Private Equity en catimini

Le bureau d'études entrevoit d'autres zones de tension. Notamment tous les dispositifs dont les investisseurs sont avides pour échapper aux rendements zéro : produits structurés, ETF et Private Equity. "Ces différentes stratégies ont toutes pour objectif de tirer parti d'un effet de levier pour améliorer les rendements ou réduire les coûts d'exécution tout en perdant le lien avec les titres sous-jacents", indique le bureau d'études, qui voit bien les ETF susciter quelques inquiétudes. Les ETF de crédit "sont mécaniquement surexposés à la dette pétrolière junk, tandis que les ETF actions vont connaître un test de liquidité face à la montée des craintes", pronostique-t-il.

Quant à la mode du capital-investissement ("private equity"), elle fait débat elle aussi. Le secteur "doit financer l'effet de levier qui sert à obtenir une rémunération rapide au détriment des actifs sous-jacents". Que se passera-t-il quand les portes de sorties seront fermées et qu'il faudra refinancer les dettes ? AlphaValue rappelle que la moyenne des LBO a été réalisée à plus de 11 fois l'Ebitda prévisionnel en 2018, avec une définition très variable de ce que recouvre l'Ebitda. Si la croissance déraille, les véritables Ebitda vont vite apparaître, ce qui risque d'entraîner quelques sueurs froides sur les niveaux de couverture des dettes. "Dans un article récent, Bain & Co a rappelé aux investisseurs que les prix de sortie n'étaient pas déterminés par l'amélioration des résultats mais par l'expansion des multiples. Euh pardon, par la Fed", ironise AlphaValue en guise de conclusion.

Compte tenu des niveaux de panique actuels, les banques centrales vont revenir au centre du jeu. Mais leur tâche sera ardue car elles devront rassurer les investisseurs en sachant pertinemment que leurs outils ne sont pas vraiment adaptés à la situation. Sauf si l'épidémie donne rapidement des signes d'essoufflement. Mais qui peut le dire ?