par Loucoumane Coulibaly et Aaron Ross

ABIDJAN, 31 octobre (Reuters) - La Côte d'Ivoire vote samedi dans un climat tendu à l'occasion d'une élection présidentielle dont beaucoup d'habitants craignent une issue violente.

Rencontrée en début de semaine à Abidjan, Suzanne Blé, 34 ans, a pris le bus avec ses deux filles et son fils pour rejoindre sa famille à Toumodi, dans le centre du pays, "en raison de la situation politique". "J'ai peur que ça dégénère", dit-elle.

De nombreux Ivoiriens espéraient que le scrutin de 2020 permettrait de fermer un cycle électoral chaotique.

A l'inverse, l'élection s'annonce comme la plus disputée depuis celle de 2010, à l'issue duquel l'annonce de la victoire d'Alassane Ouattara contre le président sortant Laurent Gbagbo avait déclenché une guerre civile de plusieurs mois ayant fait 3.000 morts.

Les électeurs ivoiriens se retrouvent en effet confrontés à un choix familier. Après avoir d'abord déclaré en mars qu'il ne briguerait pas un troisième mandat, le président sortant Alassane Ouattara a finalement décidé de se représenter après la mort soudaine de son successeur désigné, le Premier ministre Amadou Gon Coulibaly, en juillet dernier.

Le chef de l'Etat estime que la nouvelle Constitution adoptée en 2016 l'autorise à se porter candidat pour un troisième mandat, ce que ses opposants contestent.

Sa décision a déclenché de violentes actions de protestation qui ont fait une trentaine de morts entre partisans de camps opposés.

"AUCUN VAINQUEUR VÉRITABLE"

Les deux principaux adversaires du président sortant sont l'ancien président Henri Konan Bédié, chef de l'Etat de 1993 à 1999 avant d'être renversé par un coup d'Etat, et l'ancien Premier ministre Pascal Affi N'Guessan, chef du gouvernement sous la présidence de Laurent Gbagbo.

"Cela fait dix, quinze, vingt ans que nous voyons les mêmes têtes", déplore Francis Aké, un employé des télécoms de 28 ans. "Il nous faut du nouveau."

Bédié et Affi ont appelé le 15 octobre dernier au boycott du scrutin et réclament son report.

Si la victoire d'Alassane Ouattara ne fait guère de doute en raison du boycott, l'incertitude pèse sur à peu près tout le reste.

Les spécialistes de la région ne s'attendent pas à une guerre civile comme en 2010-2011, car les forces de sécurité ne paraissent pas divisées comme elles l'étaient à l'époque.

En revanche, ils redoutent un long bras de fer marqué par des accès de violence, des grèves ou des affrontements intercommunautaires qui pourraient compliquer la tâche d'Alassane Ouattara et peser sur l'activité économique du pays de 25 millions d'habitants, premier producteur mondial de cacao.

"C'est une élection qui ne produira aucun vainqueur véritable", déplore Wendyam Hervé Lankoande, analyste à l'International Crisis Group. "Le pays sortira divisé et affaibli."

Sous la présidence d'Ouattara, la Côte d'Ivoire a rebâti son économie grâce à des investissements dans l'agriculture et les infrastructures. Le taux de croissance du produit intérieur brut a affiché sous ses deux mandats une moyenne de plus de 8%, avant la pandémie de coronavirus.

Ses détracteurs lui reprochent cependant de n'avoir rien fait pour éradiquer la pauvreté et d'avoir ignoré la persistance d'animosités ethniques et religieuses qui avaient provoqué la partition du pays en 2002 puis la guerre de 2010.

"On a eu tellement faim en 2010", se souvient Yvette Ouattara, mère de cinq enfants, assise au marché de Treichville, quartier populaire d'Abidjan où les rebelles fidèles à Ouattara ont combattu à l'époque la garde républicaine de Laurent Gbagbo.

"J'ai acheté deux sacs de riz et cinq bouteilles d'huile parce qu'on ne sait jamais", ajoute-t-elle. (version française Jean-Stéphane Brosse)