Comparaison n'est pas raison, mais prêtons-nous tout de même à l'exercice. Multiplié par cinquante entre 1980 et 2000, le cours de l'action GE connut une croissance parabolique jusqu'à atteindre des plus-hauts jamais redépassés par la suite — loin de là. 

Cette séquence euphorique correspond au règne sans partage de Jack Welsh — sorte de Elon Musk de l'époque — sur le vénérable conglomérat. Surnommé "Neutron Jack", Welsh prônait un gospel radical : si une division n'était pas première ou deuxième sur son segment d'activité, elle était purement et simplement rayée de la carte, et tous ses employés licenciés.

Typique du capitalisme débridé des années 80-90, la méthode faisait l'unanimité parmi les investisseurs et valait à Welsh une stature de demi-dieu dans les médias et chez les économistes.

C'est cependant sur ses effets à long terme que s'évalue une telle gestion. Or, le corollaire de la méthode Welsh, c'est que pour défendre leurs positions les différentes divisions de GE eurent recours à tous les stratagèmes, en particulier le plus grossier : accorder de généreuses facilités de crédit à leurs clients. 

Tout était bon pour reconnaître une vente et réaliser de la croissance, même s'il fallait pour cela avancer de l'argent à des clients à peine solvables ou opérant sur des marchés émergents et dans des monnaies instables. En quelques années, les activités bancaires de GE Capital prirent ainsi une place prépondérante. 

Surchargé de mauvais prêts et surdopé à l'effet de levier, GE Capital finit naturellement par imploser, et fit couler l'ensemble du paquebot avec lui. La vaste entreprise de nettoyage qui suivit prit dix ans et vient à peine de s'achever, entre autres par la séparation des trois activités restantes. Voir à ce sujet notre article du 25 janvier dernier.

On trouvait à l'origine de cette débâcle une obsession de la croissance qui rappelle inévitablement l'attitude des investisseurs envers les entreprises technologiques américaines aujourd'hui : ces premiers n'ont d'yeux que pour l'expansion de leurs entreprises et ne bronchent pas lorsqu'ils voient des rémunérations en stock-options absorber la moitié voire la totalité du chiffre d'affaires — du chiffre d'affaires, pas des profits.

Pour ces entreprises, il est commun aujourd'hui de se retrouver valorisées à plus de dix fois leur chiffre d'affaires sans capacité démontrée à réellement générer des profits ou maintenir leur rythme de croissance sans acquisitions. Le cas de Palantir — lui-même valorisé à vingt fois son chiffre d'affaires — était par exemple discuté récemment dans nos colonnes.

Un tel paradigme rappelle le bon mot de Scott McNealy, directeur général de Sun Microsystems durant la bulle des "dot com". A l'époque — c'est-à-dire aux débuts de l'informatique grand public — les perspectives de Sun n'étaient pas moins bonnes que celles de Palantir aujourd'hui, mais cela ne lui a pas évité une épique débâcle boursière. 

S'adressant aux investisseurs, McNealy déclara par la suite : "A dix fois le chiffre d'affaires, pour vous assurer un rendement de 10%, je dois vous retourner l'intégralité de mon chiffre d'affaires sous forme de dividendes durant dix années.

Cela signifierait que je ne n'ai aucune dépense d'exploitation, ce qui est très difficile pour une entreprise informatique, et que je ne verse aucun salaire, ce qui est également très difficile pour une entreprise avec 39,000 salariés.

Cela signifierait aussi que je ne paie pas de taxes, ce qui est là aussi très difficile, et que de votre côté vous ne payiez pas de taxes sur vos dividendes, ce qui est illégal. Et qu'enfin, avec zéro budget de R&D, je puisse maintenir mon activité à flot pendant dix ans.

Mais qu'est-ce que vous imaginiez ?"

Dieu, dit-on, se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes. En récompensant des comportements qui tendent vers la gratification à court terme, il est permis de penser que les investisseurs concentrés sur le secteur de la tech américaine s'exposent aujourd'hui à une débâcle comparable à celles observées chez GE ou Sun vingt-cinq ans plus tôt.