Fabien Tripier, Université Paris Dauphine – PSL; Franck Malherbet, ENSAE ParisTech; François Langot, Le Mans Université et Jean-Olivier Hairault, Paris School of Economics – École d'économie de Paris

La résistance à l’embargo sur les énergies russes s’appuie sur l’idée qu’il n’y aurait pas de solutions de remplacement disponibles pour les entreprises et les ménages. Pour illustrer cet argument, plaçons-nous dans la situation d’une entreprise qui fabrique un bien de consommation à l’aide d’un bien intermédiaire, lui-même produit grâce à de l’énergie. Aucune substitution n’est possible. Dans ce cas, une réduction de 10 % de l’énergie réduit de 10 % la quantité de biens intermédiaires et donc de 10 % la production de l’entreprise.

Cette vision "mécanique" de la production néglige cependant les possibilités de substitution : un substitut énergétique peut être trouvé par l’entreprise, ou alors des biens intermédiaires n’utilisant pas cette énergie peuvent également être offerts par de nouveaux fournisseurs, et enfin la demande des consommateurs peut se déplacer vers d’autres biens si ce bien à base d’énergie devient trop cher ou moins en adéquation aux besoins.

534 euros par an en moins pour un Russe

De nombreux exemples historiques montrent comment ces substitutions se mettent en place. Les conséquences de l’embargo décidé par la Chine à l’encontre du Japon en 2010 sur les terres rares ont été amorties par l’ingéniosité des ingénieurs qui ont mis place un recyclage de matériaux de substitution. De même, l’embargo de gaz et de pétrole à l’encontre de l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale a été grandement amorti par l’emploi du gazogène pour faire fonctionner les véhicules civils.

Pour évaluer les conséquences économiques de l’embargo, nous tenons de compte de ces possibilités de substitution dans une récente note du Centre pour la recherche économique et ses applications (CEPREMAP). Il est supposé qu’il est très difficile de substituer les énergies russes par d’autres intrants : l’élasticité de substitution retenue est alors trois fois plus faible que les estimations usuelles. Concernant l’embargo, l’UE est supposée mettre des barrières strictes contre toutes les importations en provenance de Russie (y compris l’énergie). Cette stratégie, conduisant à surestimer le coût d’un embargo à l’encontre des énergies russes stricto sensu, est plus proche de l’état actuel des sanctions (finance, agriculture, transports aériens…). Enfin, la Russie n’est pas totalement exclue du commerce international, gardant la possibilité de vendre à d’autres partenaires.

Nos simulations indiquent que coût moyen annuel par habitant de l’embargo équivaut à une réduction de -0,7 % des dépenses nationales brutes dans l’UE (c’est-à-dire la somme de la consommation des ménages, de la consommation des administrations publiques et de la formation brute de capital fixe). Le coût serait plus élevé pour la Russie avec une perte de -2,3 % de ses dépenses nationales (voir graphique 1 ci-dessous).

Ces fortes pertes russes soulignent une forte dépendance de la Russie vis-à-vis de l’extérieur et une faible capacité à compenser par d’autres activités ses pertes, même si l’accroissement du prix de l’énergie amortit ce choc pour la Russie.

Même si les niveaux de ces pertes peuvent être discutés, cette évaluation montre déjà que le sanctionné, ici la Russie, perd trois fois plus que l’UE. Exprimé en euro par habitant et par an, le coût annuel de cet embargo s’établirait à 534 euros pour un Russe et à 227 euros pour un Européen (soit 908 euros par an pour un ménage avec deux enfants).

Des structures sectorielles et des dépendances extérieures spécifiques à chaque pays impliquent de forts écarts de coûts de l’embargo au sein de l’UE (graphique 1). La Lituanie serait le pays le plus impacté (-5,3 %) et le Luxembourg connaîtrait un gain (+0,2 %). L’Allemagne et la France occupent des positions intermédiaires (11e et 20e rang des pays européens les plus touchés) avec des pertes de -0,3 % et -0,2 % des dépenses nationales respectivement. Nos partenaires nord-américains seraient nettement moins impactés par cet embargo avec une perte annuelle de -0,03 % pour un Américain et même un gain de 0,14 % pour un Canadien.

Un coût bientôt difficilement supportable en Russie

Ces résultats confirment que pour faciliter une décision européenne concertée sur l’embargo, un mécanisme de redistribution au sein de l’UE devrait être mis en place pour aider les pays les plus touchés, et ainsi répartir équitablement la contribution de chacun.

Comment expliquer ces différences entre pays ? Tout d’abord, le modèle tient compte des possibles réallocations internationales : pour les énergies, le Canada peut vendre davantage d’électricité aux États-Unis, qui peuvent alors vendre plus de gaz à la France qui peut alors vendre plus d’électricité à l’Allemagne. Ensuite, des substitutions s’opèrent : spécifiquement à chaque pays, les ménages et les entreprises achètent moins d’énergie devenue rare et chère, l’utilisant là où elle est la moins substituable pour eux. Enfin, certaines productions intenses en intrants russes (dont l’énergie) se délocalisent vers d’autres pays. En tenant compte des spécificités sectorielles et commerciales de chaque pays, le modèle explique pourquoi les pays qui utilisent le plus d’intrants russes (au nombre desquels l’énergie) seront plus affectés.

Ces montants peuvent paraître modestes au regard des réticences à mettre en place cet embargo. Il faut d’abord garder à l’esprit que de grandes disparités internes existent au sein de chaque pays : en France, les secteurs des transports et de l’agriculture connaissent un fort déclin de -6 % et -4 %, respectivement. Le graphique 2 ci-dessous illustre également la réallocation d’activité entre les secteurs avec une progression du secteur de l’énergie domestique (comprenant l’énergie nucléaire) et de secteurs faiblement intensifs en énergie, comme le commerce.

Comme le travail et donc les revenus qui lui sont attachés dépendent du secteur d’activité, des perdants et des gagnants à l’embargo peuvent apparaître au sein de chaque pays, nécessitant une redistribution pour combattre les inégalités induites.

Ces évaluations mettent l’accent sur la capacité de l’économie mondiale à absorber un tel choc. La mondialisation a tissé un réseau de liens commerciaux suffisamment denses pour que des réallocations puissent « assurer » les pays contre ce choc d’offre négatif, mais localisé. L’arrêt des seules transactions entre la Russie et l’UE explique l’ampleur modérée des coûts.

En effet, l’exclusion complète de la Russie du commerce international conduirait à un coût difficilement supportable par l’économie russe : chaque Russe devrait réduire ses dépenses de consommation de 33 %, soit une réduction de 8 500 euros par an. Ce scénario suppose l’adhésion de l’ensemble des pays, ce qui n’est pas réaliste, mais donne la mesure du fort potentiel des instruments commerciaux dans la panoplie des sanctions à l’encontre de la Russie.The Conversation

Fabien Tripier, Professeur d'économie et chercheur à l'observatoire macro du CEPREMAP, Université Paris Dauphine – PSL; Franck Malherbet, Professeur d'économie à l'ENSAE et chercheur au CREST, ENSAE ParisTech; François Langot, Professeur d'économie, Chercheur à l'Observatoire Macro du CEPREMAP, Le Mans Université et Jean-Olivier Hairault, Professeur d'économie et Directeur Scientifique de l'Observatoire Macro du Cepremap, Paris School of Economics – École d'économie de Paris

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.