Le Quotidien: Quel bilan tirez-vous de la mise en oeuvre de ce premier accord Turquie-UE relatif aux réfugiés syriens?

Jean Asselborn: Somme toute, le bilan de l'accord entre l'Union européenne et la Turquie de mars 2016 est positif; ceci pour plusieurs raisons. Tout d'abord, le nombre de migrants irréguliers arrivant en Grèce a sensiblement diminué depuis 2015; le nombre de personnes noyées aussi, grâce aux efforts des gardes-côtes turcs et grecs ainsi que de Frontex. Les traversées entre la Turquie et la Grèce en mer Égée s'élèvent en moyenne à 70 migrants par jour contre environ 1 500 par jour au plus fort de la crise en 2015. Ensuite, une voie de migration légale a été mise en place à travers les réinstallations au sein de I'UE et dans d'autres pays tels que la Norvège ou le Canada. À ce jour, dans le cadre du schéma 'un pour un', près de 18 000 Syriens ont été réinstallés dans 18 Etats membres de I'UE, dont 206 au Luxembourg. Enfin, grâce aux fonds mis à disposition à travers la première tranche de 3 milliards d'euros au titre de la Facilité de I'UE en faveur des réfugiés syriens en Turquie (FRIT), un total de 72 projets a pu être financé en Turquie, essentiellement dans le domaine humanitaire, éducatif et en matière de santé. Ces projets ont été mis en œuvre par des organisations internationales ou non gouvernementales reconnues.

L'UE n'est donc pas un bailleur de fonds du gouvernement turc. L'argent revient intégralement aux réfugiés. C'est grâce à la Facilité que près de 500 000 enfants syriens ont eu accès à l'éducation, que 21 000 professeurs ont été formés, que 217 000 nourrissons ont été vaccinés et que 1,3 million de réfugiés bénéficient d'une aide d'urgence mensuelle qui couvre leurs besoins les plus fondamentaux. Plus d'une centaine de centres de santé est devenue opérationnelle dans les zones où les besoins sont les plus urgents. Vingt et une écoles préfabriquées ont été construites. Il ne faut pas oublier dans ce contexte que la Turquie est aujourd'hui le pays qui accueille le nombre le plus important de réfugiés au monde avec plus de 3,85 millions de réfugiés enregistrés. Parmi eux figurent 3,6 millions de réfugiés syriens et plus de 250 000 réfugiés venant d'autres pays de la région.

Plus de 90 % des réfugiés vivent dans les centres urbains. Seulement 150 000 d'entre eux vivent dans des camps. Depuis 2011, la Turquie se montre extrêmement généreuse envers ceux qui ont tout perdu en Syrie en leur offrant un accès gratuit à l'éducation, à la santé et le droit de travailler légalement. Toutefois, il est important de dire que malgré tous les efforts consentis, la question migratoire reste d'actualité. Les franchissements illégaux des frontières au cours des neuf premiers mois de 2018 ont augmenté de 40 % comparé à la même période de l'année précédente. N'oublions pas non plus qu'avec un total de près de 23 000 migrants illégaux enregistrés cette année, la situation reste précaire sur les îles grecques. La Commission européenne vient d'allouer 43 millions d'euros à POIM (NDLR : Organisation internationale pour les migrations) pour créer des capacités d'accueil additionnelles. Le flux de migrants illégaux à la frontière terrestre entre la Turquie et la Grèce a aussi augmenté entre 2017 et 2018.

Enfin, si les réinstallations de Syriens présents en Turquie dans les Etats membres de I'UE continuent, en contrepartie, les retours de la Grèce vers la Turquie stagnent. On en compte environ cinq par semaine actuellement. La Commission entend multiplier ce nombre par 20 d'ici mars 2019.

Le Quotidien: Un deuxième accord est en cours de finalisation. L'UE versera à nouveau une enveloppe de 3 milliards d'euros à la Turquie. Selon vous, quels sont les projets à privilégier? Et dans le cadre de la réinstallation, combien de réfugiés le Luxembourg est-il prêt à accueillir?

Jean Asselborn: Il ressort clairement de ce qui précède qu'il faudra continuer nos efforts et notre coopération avec la Turquie, sur le dossier des migrants, d'où la décision de I'UE de mettre à disposition une seconde tranche de 3 milliards d'euros au titre de la Facilité en faveur des réfugiés syriens en Turquie (FRIT). Aussi, la guerre en Syrie, qui est à l'origine du mal, n'est pas terminée. De nouvelles vagues de réfugiés ne sont pas à exclure, comme le montre la situation délicate autour d'ldleb où se trouvent actuellement plus de 3 millions de civils. Dans ce contexte, il faut d'ailleurs remercier la Turquie pour le rôle clé qu'elle a joué dans la négociation et la mise en oeuvre du Mémorandum de Sotchi, qui a permis d'éviter une catastrophe humanitaire à Idleb.

Dans le cadre de la seconde tranche de FRIT, une évaluation détaillée des besoins à satisfaire d'ici 2020/21 a été réalisée. L'objectif de I'UE est de passer d'une réponse purement humanitàire à une logique de développement, qui privilégie l'intégration socio-économique des réfugiés en Turquie. L'UE accompagnera par exemple les changements structurels indispensables pour aider la Turquie à intégrer les Syriens dans son système de santé, de protection sociale et dans le système éducatif. Notre soutien ne se limitera d'ailleurs pas seulement aux réfugiés, mais il ciblera aussi les communautés hôtes de façon à éviter des tensions sociales entre les deux groupes.

N'oublions pas dans ce contexte que dans certaines villes turques, comme Kilis près de la frontière syrienne, le nombre de réfugiés syriens dépasse celui de la population turque. La mise en oeuvre de FRIT II devra aussi inclure une stratégie de sortie alors que ce sera probablement le dernier soutien de ce type. Vous n'êtes pas sans savoir que la Cour des comptes de I'UE vient d'émettre un verdict mitigé sur l'efficacité de l'emploi des fonds de la première tranche de la Facilité. Alors que le mécanisme a réussi à mobiliser 3 milliards d'euros en très peu de temps, tous les projets n'ont pas complètement atteint leurs objectifs initiaux. Il faudra absolument tenir compte de ces recommandations dans la mise en oeuvre de la deuxième tranche. En dehors de sa contribution à FRIT, le Luxembourg est aussi actif en Turquie au niveau bilatéral depuis 2013.

Nous avons ainsi soutenu des programmes dans les secteurs de l'éducation; de l'autonomisation des femmes et de la formation professionnelle en partenariat avec l'Unicef et RET, une ONG internationale active dans le secteur de l'éducation et de la formation professionnelle. RET est aujourd'hui notre partenaire principal en Turquie. Grâce à un financement annuel de 250 000 euros jusqu'en 2020, des projets sont mis en oeuvre dans quatre provinces turques. Ils visent notamment la formation et l'intégration socio-professionnelle des femmes via la création de microentreprises. À travers RET, le Luxembourg a aussi financé des centres de conseil et de protection pour jeunes filles ainsi que des centres d'apprentissage des langues. En matière de réinstallation, le Luxembourg envisage d'accueillir quelque 200 personnes supplémentaires ayant droit à une protection internationale d'ici 2020. Il s'agira surtout de personnes en provenance de pays africains.

Le Quotidien: Comment jugez-vous la situation politique actuelle de la Turquie en termes d'État de droit notamment?

Jean Asselborn: En termes d'État de droit, de respect des libertés fondamentales et en ce qui concerne l'indépendance de la justice, la situation en Turquie est loin d'être satisfaisante. Nous sommes conscients de l'incidence' dramatique du coup d'État manqué de 2016, mais nous demandons avec insistance à la Turquie de respecter les engagements auxquels elle a souscrit en tant que pays candidat à l'Union européenne et en tant que pays fondateur du Conseil de l'Europe. C'est ainsi que nous nous préoccupons sérieusement de la détention de milliers de fonctionnaires, de magistrats et de représentants de la société civile ainsi que de très nombreux journalistes, académiciens et défenseurs des droits de l'homme. Dans ce contexte, nous exigeons en particulier de la Turquie le respect du principe universellement reconnu de la présomption d'innocence et d'autres principes de droit en phase avec la Convention européenne des droits de l'homme et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Nous espérons aussi que la Turquie donnera suite à la décision de cette dernière en ce qui concerne la détention prolongée de Selahattin Demirtas. La levée de l'état d'urgence a été un pas dans la bonne direction.

Nous prenons note aussi de l'intention exprimée par le gouvernement turc de relancer le processus de réformes structurelles visant un rapprochement avec I'UE, y compris dans le domaine judiciaire. Nous saluons aussi la décision de la Turquie de poursuivre sa coopération avec le Conseil de l'Europe car cette dernière pourrait avoir un effet bénéfique sur l'ensemble de nos relations.

On attend maintenant le suivi opérationnel de ces annonces. Les paroles doivent être suivies par des actes concrets qui démontrent que la Turquie compte effectivement raviver sa coopération avec le Conseil de l'Europe et se rapprocher de l'Union européenne. Une série de rencontres à haut niveau dans les mois à venir, au niveau européen aussi bien qu'au niveau bilatéral, nous permettra non seulement de garder ouverts tous les canaux de communication entre I'UE et la Turquie, mais aussi d'avancer sur les dossiers où nos intérêts convergent et de faire part de nos préoccupations dans d'autres domaines, dont celui du respect des droits de l'homme.

Le Quotidien: Quelles est la position du Luxembourg par rapport aux Kurdes de Turquie?

Jean Asselborn: En 2013, la Turquie avait initié un processus de paix pour mettre fin au conflit avec le groupe terroriste PKK, reconnu comme tel par PUE et ses États membres. Il faut savoir que ce conflit sanglant a fait plus de 40 000 morts en Turquie depuis le début des années 1980. Dans la foulée des élections de 2015, le processus de paix a échoué pour plusieurs raisons, dont le renforcement des groupements kurdes, y compris le PYD/YPG, dans les régions frontalières syriennes. La Turquie considère en effet le PYD/YPG comme une extension du PKK et voit son renforcement en Syrie comme une menace existentielle. À l'ouest par contre, nous considérons les groupements kurdes syriens comme fers de lance dans la lutte contre Daech. Il est vrai que la Turquie procède régulièrement à des bombardements sur les bases arrière du PKK au nord de l'lrak. Comme les autres pays membres de I'UE, le Luxembourg considère le PKK comme une organisation terroriste et a toujours condamné les actions menées par le PKK en -Turquie ou ailleurs. Les efforts menés par les autorités turques ne doivent pas être disproportionnés et ne pas se faire de façon indiscriminée afin d'épargner les populations civiles.

Nous encourageons dans ce contexte les intentions de la Turquie visant à réviser sa législation antiterroriste. Ceci permettra, entre autres, de rétablir l'équilibre nécessaire entre les actions sécuritaires contre le mouvement terroriste et la protection des droits et libertés fondamentales des citoyens du sud-est de la Turquie, notamment pour ce qui est du droit à la vie et de la liberté d'expression. Le Luxembourg est aussi convaincu que la fin des violences, y compris le désarmement du PKK, ainsi qu'une reprise des pourparlers politiques sont la seule voie pour résoudre la question kurde une fois pour toutes. Une résolution de la question kurde renforcerait d'ailleurs durablement la démocratie en Turquie et aurait une incidence favorable sur le rapprochement de cette dernière avec l'Union européenne.

Le Quotidien: Le Grand-Duché a toujours soutenu l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne. Qu'en est-il aujourd'hui?

Jean Asselborn: Ce fut le Conseil européen de Luxembourg de décembre 1997 qui avait déclaré que la Turquie était éligible pour devenir un pays membre de l'Union européenne.

Pour démontrer notre soutien à la société civile, nous continuons à soutenir le rapprochement de la Turquie avec l'Union européenne. D'un autre côté, nous insistons pour qu'une conditionnalité objective et stricte s'applique en la matière. La Turquie, qui affirme que l'adhésion à I'UE demeure sa priorité stratégique, connaît ces conditions et s'est engagée à les respecter en devenant un pays candidat.

Nous attendons maintenant les gestes concrets de la part de la Turquie qui nous permettront à nouveau d'avancer dans la bonne direction. À l'heure actuelle, le processus est bloqué et il le restera jusqu'à ce que l'État de droit soit rétabli.

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