Paris (awp/afp) - La justice allemande, en sommant mardi la BCE de rendre des comptes, n'a pas fait dérailler immédiatement les marchés financiers, mais n'en soulève pas moins beaucoup de questions sur la cohésion européenne face au naufrage économique provoqué par le coronavirus.

Une crise institutionnelle ?

En fixant un ultimatum de trois mois pour que la Banque centrale européenne justifie ses rachats de dette publique, la Cour constitutionnelle allemande s'est affranchie d'une décision de la Cour de justice européenne (CJUE), qui les avait validés à fin 2018.

Si Francfort ne répond pas de manière satisfaisante, les juges allemands menacent d'interdire à la Banque centrale allemande, la puissante Bundesbank, de participer à ces rachats.

Or racheter de la dette publique, c'est en quelque sorte l'arme ultime de la BCE: cela lui permet de rassurer les marchés, de protéger les banques, d'éviter une flambée des taux d'intérêt et d'injecter de l'argent frais en échange des créances qui lui sont cédées.

"C'est énorme, un véritable risque de crise institutionnelle", a commenté à l'AFP une source proche de la Banque centrale européenne qui interprète cette décision comme une "attaque contre l'indépendance de la BCE et contre les institutions européennes".

La zone euro peut-elle se passer de la Bundesbank?

Il est très difficile d'imaginer que l'institution basée à Francfort poursuive son programme d'achats de dette sans la participation de la première économie européenne.

La décision de reprendre les rachats de dette, annoncée en septembre 2019 par le président Mario Draghi juste avant de céder son poste à Christine Lagarde, avait entraîné une fronde au sein même de la BCE, à laquelle avaient également pris part l'Autriche et les Pays-Bas.

Face aux divisions internes, les responsables de l'UE multiplient les appels à l'unité. "Devant le virus, tous les pays sont égaux", a insisté cette semaine le commissaire européen Thierry Breton.

La BCE a injecté 2.600 milliards d'euros sur les marchés entre mars 2015 et décembre 2018, dont près de 2.200 milliards ont servi à racheter des obligations publiques.

La confiance dans l'euro est-elle menacée ?

Avec son ultimatum, la justice allemande risque-t-elle de fragiliser la monnaie unique, en nourrissant le ressentiment des pays qui estiment être trop mis à contribution, comme de ceux qui dénoncent un manque de solidarité en zone euro? Voire de semer les graines d'une nouvelle crise de la dette en zone euro?

"La confiance dans l'euro repose sur l'Etat de droit européen approuvé par le Parlement européen et sur son respect par les Etats membres", a réagi sur Twitter Benoît Coeuré, ancien membre du directoire de la BCE.

Pour la banque UBS, "cette décision surprenante (...) introduit des problèmes légaux (...) qui pourraient limiter la flexibilité dont dispose la BCE pour soutenir la dette souveraine sur les marchés".

Pour l'instant, les marchés n'ont toutefois pas vraiment bougé. S'il y a eu une légère tension sur les taux italiens, les Bourses européennes ont connu un rebond, apparemment indifférentes à la décision allemande.

Que va et que peut faire la BCE ?

La BCE a aussitôt réaffirmé mardi sa volonté de faire "tout le nécessaire dans le cadre de son mandat" pour remplir sa mission. Les analystes attendent que sa présidente Christine Lagarde réagisse rapidement, bien avant la prochaine réunion du conseil des gouverneurs prévue en juin.

Jörg Krämer, économiste de la Commerzbank, estime que la BCE "apportera facilement la preuve" de la justification des rachats actifs et qu'elle obtiendra ainsi un feu vert. De source proche de la Bundesbank, on assure que "personne n'a intérêt à voir le conflit juridique escalader" et que la coopération avec les services de la BCE devrait permettre de convaincre les juges dans le délai imparti.

Sans compter que la Cour constitutionnelle allemande va changer de patron. Son président Andreas Vosskuhle a rendu mardi sa dernière décision après dix ans de mandat. "Comme certains le prédisaient, il est parti sur un grand coup", a commenté le quotidien économique Handelsblatt.

Une "boîte de Pandore" ?

En remettant en cause une décision de la CJUE, la Cour constitutionnelle allemande a également pris le risque "de potentiellement ouvrir une boîte de Pandore", a redouté Philippe Waechter, chef économiste chez Ostrum Asset Management, et de déclencher des effets au-delà de la seule zone euro, ou des seules questions monétaires.

Il craint que d'autres pays européens ne soient tentés de contester de la même manière des jugements qui leur ont été défavorables. La Hongrie, la Pologne ou la République tchèque, par exemple, ont été désavoués début avril par les juges européens pour avoir refusé d'accueillir des demandeurs d'asile en 2015.

afp/rp