S'il a adopté 65 milliards d'euros de mesures d'austérité, dont des baisses des traitements de la fonction publique et une hausse de la TVA, le gouvernement de Mariano Rajoy a jusqu'à présent ménagé les entreprises pour tenter de préserver l'emploi, alors qu'un Espagnol sur quatre est au chômage.

Mais il n'est pas payé de retour.

Malgré ses difficultés, l'Espagne abrite des entreprises florissantes, comme les banques Santander et BBVA, l'opérateur Telefonica, le géant de l'habillement Inditex ou le pétrolier Repsol.

Ces cinq sociétés ont généré à elles seules un bénéfice net de 17,8 milliards d'euros en 2011, soit davantage que les 16,6 milliards de recettes de l'impôt sur les bénéfices que le gouvernement a perçues cette année auprès de quelque 1.400 sociétés. En 2007, l'impôt sur les bénéfices avait rapporté 44,8 milliards d'euros.

"Les grandes entreprises paient de moins en moins d'impôts. Leurs bénéfices n'ont pas diminué au même rythme que leurs contributions fiscales", constate Carlos Cruzado, président du syndicat GESTHA du Trésor espagnol.

Cet écart s'explique en partie par le fait que les bénéfices encore générés par les sociétés proviennent en grande partie de leurs activités à l'étranger. Comme les bénéfices sont en général imposés à la source, les coffres du Trésor espagnol se vident mécaniquement.

Autre conséquence : les sociétés paient proportionnellement moins d'impôts en Espagne que les particuliers, soit 11,6% du total de leurs bénéfices contre 12,4% pour les ménages, selon les chiffres 2011 du fisc espagnol.

PARADIS FISCAUX

La conquête de parts de marché à l'étranger, indispensable pour compenser l'effondrement du marché intérieur, permet aux entreprises de bénéficier en plus d'un régime fiscal plus avantageux.

En 2010, 30 des 35 sociétés de l'indice phare de la Bourse de Madrid avaient des filiales dans des pays considérés comme des paradis fiscaux, selon le dernier rapport de l'Observatoire sur la responsabilité sociétale des entreprises.

En partie financé par le ministère du Travail, l'organisme n'en avait comptabilisé que 18 avant la crise.

"Cette tendance ne s'explique pas seulement par des raisons fiscales, mais aussi par l'internationalisation des groupes espagnols et la quête de nouveaux marchés, en particulier dans le contexte de crise en Espagne", tempère Josep Serrano, spécialiste des questions fiscales chez Deloitte.

Pour les partisans d'une plus grande justice fiscale, le recours à des filiales domiciliées dans des paradis fiscaux n'en reste pas moins l'une des grandes évolutions des dernières décennies.

En Espagne, les sociétés bénéficient en outre d'exemptions fiscales sur les dividendes versés par leurs filiales à l'étranger, note Josep Serrano.

Cela leur permet d'échapper à l'impôt sur les bénéfices prélevé en Espagne, dont la tranche principale de 30% correspond à peu près à la moyenne des pays européens - alors qu'elle n'est que de 8,5% en Suisse, où il est même possible d'obtenir des déductions supplémentaires.

"La liberté d'établissement est l'un des fondements du droit européen. Toutes les entreprises et tous les contribuables surveillent leur situation fiscale, et s'ils peuvent bénéficier d'un taux plus avantageux ailleurs, il est naturel et meilleur pour leur activité qu'ils en profitent", explique un avocat fiscaliste basé en Espagne.

FAILLITES ET ÉCONOMIE SOUTERRAINE

Le numéro un mondial de l'habillement, Inditex, est ainsi implanté dans 85 pays et dispose de deux centrales d'achat en Suisse. En 2011, il a enregistré une hausse de 10,3% de son bénéfice avant impôt, mais son taux d'imposition a diminué, passant de 25% à 24%, ce qui lui a permis d'afficher une hausse de 11,7% de son bénéfice net.

Parmi les autres "blue chips" espagnoles, le géant des infrastructures ACS était implanté en 2011 dans onze territoires considérés comme des paradis fiscaux par diverses institutions internationales, contre huit un an plus tôt.

"Nous ne faisons que développer normalement notre activité dans ces pays et nous respectons les règles fiscales de tous les pays dans lesquels nous sommes présents", se justifie ACS.

La chute de l'impôt payé par les sociétés n'est certes pas due uniquement à cette évolution: elle résulte aussi de la faillite de plusieurs centaines d'entreprises depuis l'explosion de la bulle immobilière en 2008 et de l'importance de l'économie souterraine, qui représente environ 20% du produit intérieur brut.

Le gouvernement est confronté à un dilemme insoluble: comment augmenter les recettes fiscales sans décourager l'investissement et pénaliser davantage l'emploi ?

Pour l'heure, Mariano Rajoy a esquivé en partie le problème en dévoilant un projet de budget 2013 qui privilégie la baisse des dépenses.

Il a néanmoins supprimé certaines exemptions d'impôts bénéficiant aux entreprises, une voie sur laquelle il entend poursuivre l'an prochain, et il a avancé certaines échéances fiscales, mais cela risque de lui compliquer la tâche.

"On peut se demander si la hausse des pré-versements en 2011 ne va pas se traduire par une baisse des rentrées fiscales en 2012", souligne l'avocat fiscaliste Javier Galan.

Quant à la lutte contre l'économie souterraine, elle peine à donner des résultats: l'adoption d'une loi d'amnistie fiscale n'a pour l'instant rapporté au fisc que 50 millions d'euros, soit cinquante fois moins que prévu.

Tangi Salaün pour le service français

par Tracy Rucinski