On a fait des progrès, c'est sûr. Et puis orienter les flux financiers vers l'investissement socialement responsable a l'air d'être une bonne idée. Ceci dit, il existe quelques malentendus, par exemple la différence entre ce que contiennent les placements ESG et ce que leurs souscripteurs pensent qu'ils contiennent. Ou sur l'opportunité, ou pas, d'exclure certains secteurs. Je précise dès à présent que ce développement n'est pas exhaustif et qu'il se borne à poser quelques questions en apportant des éclairages. L'auteur seul est à blâmer pour toutes les approximations et les erreurs, donc n'hésitez pas à le corriger (sans l'injurier si possible).

Pourquoi il y a (souvent) un malentendu sur le contenu de l'ESG ?

Prenons un investisseur lambda que nous appellerons Emile (mon grand-père et mon voisin s'appellent Emile, alors n'allez pas croire que c'est péjoratif). Emile a décidé de faire des placements responsables. Comme c'est un homme moderne, Emile choisit deux ETF ESG d'iShares, le numéro un mondial de la gestion passive. Le MSCI USA Select ESG, exposé aux valeurs américaines et le MSCI EMU Enhanced ESG, exposé aux valeurs européennes.

Quand Emile regarde la composition de son premier ETF, il se rend compte qu'il a, dans l'ordre, Microsoft, Apple, Alphabet, The Home Depot, Facebook et Tesla. Emile, qui n'est pas un perdreau de l'année, se dit que c'est quand même bizarre de se retrouver avec ces trucs-là, quand on connaît l'obsolescence programmée des uns ou les abus de position dominante des autres. Il se dit qu'il aurait aussi bien pu prendre un ETF Nasdaq ou S&P500, vu la consanguinité. Notez que les premières lignes de l'ETF Lyxor S&P500 Paris-Aligne Climate (conforme aux accords de Paris sur le climat) sont Microsoft, Apple, Amazon, Facebook, Alphabet et Nvidia. Ça vous rappelle quelque chose ? Et l'ETF Amundi MSCI World Climate Paris Aligned ? Apple, Microsoft, Tesla, Amazon, Alphabet, Facebook. La tech a l'air de faire bon ménage avec l'ESG, manifestement. De là à expliquer la surperformance de l'ESG en 2020… Mais chut, c'est un secret. 

En plus d'être malin, c'est un curieux Emile. Du coup il va voir la composition de son ETF Enhanced ESG Europe. Et là, il est un peu perplexe. Il ne connaît pas ASML, la première position du fonds. Mais la seconde, si, c'est LVMH (les sacs en cuir). Il connaît aussi Sanofi "ceux qui se sont ratés sur les vaccins" (Emile est taquin) ou L'Oréal (le rouge à lèvre et le shampooing). Objectivement, il ne voit pas trop la dimension ESG, mais pourquoi pas, après tout. Par contre Total ou BASF, ça lui fait un peu plus bizarre à Emile dans les premières positions de son ETF ESG (même si j'ai déjà vu Emile désherber au gasoil, véridique).

Bon, il n'y a pas que des ETF dans la vie, il a aussi la gestion active et ses centaines de fonds aux critères de sélection un peu moins mécaniques, à l'image du Pictet Global Environmental Opportunities, qui "investit principalement dans les actions d’entreprises actives dans les énergies propres, l’eau, l'agriculture, la sylviculture et d’autres domaines de la chaîne de valeur environnementale". Un peu moins généraliste déjà. Les premières lignes sont Vestas, Applied Materials, ON Semiconductor, Synopsys, Orsted et Thermo Fisher. Ça ressemble un peu plus à l'image d'Epinal de la spécialité. 

Pour donner un aperçu de l’offre, il faut savoir qu’il existe en Europe environ 1200 fonds avec le tampon “finance durable”, selon Novethic. Cela représente 2% des 60 000 fonds existants sur le vieux continent, mais ils captent une part des flux entrants bien plus significative que leur nombre ne le suggère. Ils bénéficient de l’un des labels qui existent en Europe, notamment le principal d’entre eux, l’ISR du gouvernement français. Novethic recense neuf de ces labels, qui sont soit “ESG” dans leur ensemble, soit plus orientés “environnement”. Pour prétendre à l’ISR par exemple, un fonds doit être certifié sur la base de critères stricts par l’un des trois organismes reconnus par Bercy (EY, Deloitte et AFNOR). La liste des fonds labellisés est disponible ici. Il existe aussi plusieurs autres labels européens, notamment le Towards Sustainability belge, avec une liste de produits consultable via ce lien

Podium des gestions françaises en nombre de fonds labellisés
Podium des gestions françaises en nombre de fonds labellisés

Mais vous l'aurez compris, les flux financiers ne sont pas forcément orientés spécifiquement vers les secteurs, les métiers et les entreprises qui sont censés le mieux incarner l'ESG, du moins aux yeux du public. Voyons pourquoi. 

Pourquoi avoir une donnée universelle est encore illusoire

En préambule, et parce qu'on l'oublie souvent, ce que l’on regroupe sous l’ombrelle “finance durable” ou “investissement socialement responsable” s'appuie sur des critères environnementaux ET sociaux ET de gouvernance. On pourrait débattre de l'intérêt de la coexistence des trois critères, mais cela risque de prendre trop de temps. Comme l'être humain adore les raccourcis, c'est souvent la dimension verte qui est mise en avant à cause de l'urgence climatique, qui est plus parlante pour les investisseurs que les deux autres dimensions. En français, on parle aussi de "notation extra-financière" pour qualifier ces données qui ne proviennent ni du bilan, ni du compte de résultats.

Pour se forger une opinion sur une entreprise, il faut disposer d'informations précises. Elles peuvent provenir d'une équipe chevronnée d'analystes, qui épluchent les rapports annuels et accablent les services relations investisseurs des sociétés de demandes de renseignements. Ça existe. Mais le plus souvent, il faut s'appuyer partiellement ou totalement sur des intervenants tiers. C'est là que l'affaire se corse. Plusieurs fournisseurs proposent des données ESG, avec des couvertures plus ou moins exhaustives. Ce marché très éclaté à l'origine l'est beaucoup moins depuis que les grands acteurs de la donnée financière ont fait main basse sur les jeunes pousses. Par exemple, Moody's a racheté Vigeo-Eiris, tandis que Sustainalytics est tombé dans le giron de Morningstar. La concentration porte aussi sur des entreprises plus grosses, à l'image du rachat en cours de Refinitiv par le London Stock Exchange.

En dépit de ces rapprochements, les résultats sont encore très disparates, à cause de standards multiples, de méthodes différentes et d'asymétrie dans la communication des entreprises. La recherche académique est unanime sur ce point, jusqu'à une étude récente souvent citée (Berg, Kölbel et Rigobon, MIT / Université de Zurich), qui analyse six spécialistes (KLD, Sustainalytics, Vigeo Eiris, RobecoSAM, Asset4 et MSCI IVA) pour montrer que la corrélation entre leurs notations n'atteint que 0,54 en moyenne, et descend même à 0,30% pour la composante "G". C’est bien connu, le point G est souvent compliqué à trouver. 

Pour ne rien arranger, les exigences imposées aux entreprises sont très différentes selon les régions du monde. Ils ont beau multiplier les critères, les fournisseurs n'obtiennent que de l'information partielle, la plupart du temps fournie par la société elle-même. Ils ont aussi dû intégrer une quatrième dimension, qui peut prendre des formes différentes. Certains l'appellent la note de controverse. Par exemple, telle entreprise qui produit des véhicules électriques (super waouh !) s'assoit régulièrement sur le droit du travail (moins waouh) ou consomme des matériaux rares fournis dans des conditions discutables (pas waouh). Ou un producteur pétrolier qui se convertit à l'énergie renouvelable en projetant d'investir 5 Mds$ d'ici 2023 dans ce secteur (super waouh !) et qui consacre en parallèle 20 Mds$ aux investissements fossiles (moins waouh). En général les controverses portent sur des choses graves, comme un scandale comptable, une tartiflette avec un reblochon sous vide ou un désastre environnemental. Dans les deux exemples précités, les entreprises – toute ressemblance avec une situation réelle serait totalement fortuite - pâtissent d'une vilaine note de controverse, qui va venir entamer leur score ESG. On peut presque parler d'ESGC tant cette note a du poids chez certains fournisseurs.  

A partir de ces informations traitées de façon assez complexe, le prestataire de notation extra-financière propose des indicateurs ESG synthétiques, qui permettent par exemple de monter des indices ou de créer des grilles de sélection susceptibles d'être labellisés par des organismes officiels, professionnels, sans but lucratif ou reconnus par le secteur. Avec la consolidation récente, le fournisseur de données peut aussi être le fournisseur d'indices. C'est commode mais cela soulève d'autres questions. Mais c'est un autre sujet.

Ces indicateurs sont donc utilisés comme des filtres, via plusieurs stratégies. 

Quelles sont les techniques utilisées pour monter une sélection ESG ?

Il existe plusieurs approches pour créer une sélection. En gestion passive, les trackers peuvent répliquer des indices ou des sélections préexistantes. Les gérants actifs ont un arsenal plus étoffé puisqu'ils sont capables d'ajouter une dimension humaine à la dimension mécanique des modèles et des algorithmes. Examinons quelques possibilités :

  • L'exclusion. Certains secteurs ou métiers sont totalement bannis. Il peut s'agir des vendeurs d'armes, des producteurs d'énergies fossiles ou des fabricants de colliers de pâtes. Blague à part, les "méchantes" entreprises sont issues de ce que les Américains appellent des "Sin Stocks", qui sont le produit d'un cocktail comprenant bien-pensance religieuse, éthique morale et considérations progressistes (armes, pornographie, alcool, jeux, charbon, droit du football français…). Tout le reste est investissable. Il y a pas mal de débats sur ce qui doit être exclu ou pas et les différences sont parfois subtiles. A bon entendeur, la recherche académique montre d'ailleurs qu'exclure une entreprise n'est pas forcément une bonne idée pour l'Humanité : son management a tendance à se sentir délié de toute obligation trop contraignante, ce qui contribue à limiter ses efforts ESG au strict minimum. Pas très progressiste tout ça.
  • Les "best-in-class". Emile, qui est polyglotte, pourrait vous le traduire en "meilleurs de la classe". Comme son nom l'indique, cette stratégie consiste à ne considérer que les meilleures entreprises de leur spécialité et à écarter d'office les plus mauvaises. Cela explique qu'on retrouve Total dans l'ETF d'Emile : le groupe français est meilleur que certains de ses rivaux pétroliers dans le domaine ESG, même si ça le fait un peu couiner, Emile. Cette approche repose au plus haut point sur les notations ESG des fournisseurs précités, dont nous avons déjà mis en avant quelques limites. Il faut ajouter qu'elles favorisent souvent les grandes entreprises, parce qu'elles ont plus de données disponibles, des budgets dédiés plus importants et des services pour s'en occuper et les verdir présenter sous un jour favorable. Des entreprises qui opèrent sur des secteurs directement en lien avec l'ESG sont mal notées ou absentes des classements parce qu’elles passent du temps à faire autre chose que de produire des rapports bien calibrés, faute de structure suffisante. Par exemple chez un grand fournisseur de données ESG, le groupe pétrolier Exxon Mobil se retrouve actuellement avec un “B+” en ESG alors que le spécialiste de l’hydrogène Plug Power est à “C-”. C'est un peu bizarre.
Exxon et mieux noté en relatif que Plug Power. Le marché a fait sa propre lecture ESG.
Exxon est mieux noté en relatif que Plug Power. Le marché a fait sa propre lecture ESG.
  • L'intégration. Là c'est un peu plus subtil. Les gestions mettent à disposition de leurs gérants des grilles ESG qui peuvent être utilisées dans les modèles. Cette approche n'est pas contraignante et ne constitue pas vraiment un gage que les éléments ESG seront pris en compte, en tout cas pas en intégralité.
  • L'investissement thématique. Cette stratégie est souvent la plus lisible. On mise sur un type précis d'activité ou de spécialité. Les acteurs de l'eau, les pure-players des énergies renouvelables, la mobilité post-essence… On peut en combiner plusieurs, souvent avec une consonance marquée "E" plus que "SG".

On peut bien sûr mixer deux approches ou plus. D'ailleurs, la façon la plus répandue de bâtir un indice ou un fonds ESG consiste à mêler une approche positive (prendre les meilleurs de la classe dans chaque secteur) et négative (exclure certains secteurs). Pour reprendre le premier exemple précité, l'ETF iShares USA ESG Select Index réplique l'indice MSCI USA ESG Select Index, qui consiste à surreprésenter dans chaque secteur les entreprises les mieux notées et à sous-représenter les pires, tout en excluant les tabac et les sociétés les plus controversées.

Affreux, sales et méchants

Pour terminer, impossible d'échapper au débat sur les "irréconciliables", en caricaturant à peine. Une partie de la population pense qu'il faut renverser la table et fermer du jour au lendemain Total et The Boeing Company, Bayer et ArcelorMittal ou les centrales nucléaires d'Electricité de France (mais aime Wish et achète des SUV). Une autre pense qu'il faut laisser à ce genre d'entreprise le temps de se transformer (et consomme des tomates bios en hiver parce que c'est bon pour la planète). On retrouve ici un peu le malentendu entre l'ESG absolu ("Total est un gros pollueur et n'a rien à faire dans un indice ESG") et l'ESG relatif ("Total fait plus d'efforts que son secteur et peut donc figurer dans un indice ESG"). Ou de façon moins triviale : faut-il exclure de telles sociétés ou faire en sorte qu'elles utilisent leurs ressources considérables pour changer plus rapidement ? Je penche pour la seconde option, renforcée par des dispositifs réglementaires qui mettent les entreprises polluantes, socialement rétrogrades ou opaques sous pression pour qu'elles accélèrent leur transformation, histoire d'éviter au maximum le "greenwashing". Cette stratégie paraît plus pragmatique et permet d'éviter de brûler les lattes du parquet pour se chauffer, de se retrouver avec 1 milliard de véhicules dans des cimetières automobiles du jour au lendemain ou avec un taux de chômage à 32%. En réalité, elle a surtout plus de chances de réussir parce qu'elle est acceptable partout sur la planète : les croisades locales ne font qu'affaiblir les économies qui les lancent si le reste du monde s'en contrefiche.

Et à la fin, c'est la nature qui gagne
Et à la fin, c'est la nature qui gagne

Pour finir, plusieurs initiatives d'harmonisation des critères sont en cours. Je suis bien conscient que l’on frise l’oxymore avec une phrase pareille, mais il faut un peu de temps pour que tout le monde se mettre d’accord. En Europe par exemple, l’offensive de la Commission en faveur de la finance durable se traduit par l’arrivée échelonnée de nouvelles règles de transparence. A partir du 10 mars, les sociétés de gestion vont devoir classer leurs fonds en trois catégories : en gris ceux qui se contentent de prendre en compte les risques ESG dans leur processus d’investissement (ou qu’ils s’en fichent), en vert clair les fonds qui font la promotion des principes ESG et en vert foncé les fonds qui ont des objectifs durables. L’occasion, on peut l’espérer, d’y voir un peu plus clair.


Parmi les ressources utilisées :