La page blanche. Deux mots qui hantent les journalistes. Deux mots qui disent tout de la difficulté d’un métier, autant qu’ils résonnent avec l’actualité. Car comment un journaliste financier peut-il traiter la période actuelle ? Le point de départ, c’est Donald Trump et la saga des droits de douane. C’est le thème qui remplit vos journées et qui fait le narratif de marché. Et lorsqu’il s’agit de trouver quoi écrire sur le sujet, la réflexion mène rapidement à une impasse.
Faire un bilan des droits de douane en vigueur ? Périmé à peine publié. Parler de la stratégie de l’administration Trump ? Eux seuls la comprennent. Les impacts sur la croissance et l’inflation ? Aussi fiable que les prévisions météo à 15 jours. Dès lors, il ne vous reste plus qu’une carte à abattre : parler de vous et de votre profession.
Car oui, la période est délicate pour les journalistes. C’est l’un de ces moments où tout le monde sent que l’on bascule dans autre chose. Mais sans vraiment savoir quoi. Une période où vous savez que la vérité du jour ne sera peut-être pas celle du lendemain. Et où émergent des questions que l’on n’aurait jamais imaginé se poser.
Pourtant, c’est à vous qu’il revient de comprendre et d’expliquer la situation. C’est vous qui devez trouver des angles intéressants - l’article "introspection" étant un fusil à un coup. Le tout, en sachant que le président des Etats-Unis sort des chiffres bidons, peut contredire ses déclarations de la veille, et allumer des contre-feux aussi improbables qu’efficaces. A ce sujet, votre serviteur a tout particulièrement apprécié le décret "Make America’s showers great again", qui permet de lever les restrictions de débit des pommeaux de douches. Une vieille obsession de Donald Trump.
Dans ce contexte, chaque fois que vous essayez de développer un raisonnement cohérent, celui-ci est percuté par une nouvelle décision qui change le narratif. Et pendant ce temps, le marché, lui, est déjà reparti dans l’autre sens. Votre quotidien consiste donc surtout à commenter des mouvements de marché qui n’ont aucun sens, à faire en permanence le décompte des droits de douane ajoutés, suspendus, puis rehaussés (et au fait quand est-ce que ça rentre en vigueur ?) et à se demander depuis combien de temps la semaine a commencé.
Mais si nous sommes tous pris dans ce tourbillon, c’est tout sauf le fruit du hasard. C’est le résultat de la stratégie "flood the zone" ("inonder la zone") décrite depuis 2018 par l’ancien conseiller de Donald Trump, Steve Bannon. L’idée derrière cette stratégie, c’est que la meilleure façon de faire avancer son agenda c’est de lancer des initiatives dans tous les sens (y compris des initiatives qui n’ont aucun sens) dans le seul but de noyer les médias et ses adversaires politiques. Et pendant que tout ce monde a toujours un temps de retard, personne ne prend le temps de distinguer ce qui relève de la rupture et ce qui relève de l’anecdote.
Cette saturation de l’espace médiatique nous plonge dans un monde où le président fait la pluie et le beau temps, la une des matinales et des late shows, signe les décrets et fait ses propres éditos. Le tout depuis le Bureau Ovale, avec un bouton pour commander du soda à sa gauche, une boîte de marqueurs à sa droite – rapport à la quantité de décrets à signer - et une carte du « golfe de l’Amérique » derrière lui.
Une mise en scène qui serait presque risible s’il n’y avait pas, derrière tout cela, un renversement des alliances dans le monde, une remise en cause de l’Etat de droit aux Etats-Unis et une déstabilisation de l’économie mondiale. Ce qui est fou, c’est que le monde entier est affecté mais que tout semble toujours suspendu aux décisions d’un homme. Et c’est peut-être là un point important pour la compréhension de décisions et d’actions qui semblent toujours manquer de cohérence : le besoin irrépressible de Donald Trump de prendre la lumière. D’où les annonces fracassantes, les changements de pied, et la volonté affichée de négocier avec tout le monde, sur tous les sujets. Être au centre de l’attention, toujours. Et quoi qu’il en coute.