A peine entamée, l’année 2021 a déjà vu passer moultes annonces sur la vente, l’achat, ou l’introduction en bourse de lots de tours télécoms. 

En janvier, alors que l’espagnol Telefonica cédait les antennes de sa filiale dédiée Telxius à l'américain ATC (American Tower Corporation) pour 7.7 milliards d’euros (soit 31 000 sites répartis en Europe et en Amérique latine, pour une plus-value de 3,5 milliards d'euros), son compatriote Cellnex dévoilait un accord avec Altice (maison-mère de SFR) et Starlight Holdco pour s’emparer de Hivory, leleader français des infrastructures de télécommunications avec 10 500 sites dans l’hexagone, pour 5,2 milliards d’euros. 

En février, Orange créait la société Totem pour accueillir et valoriser les 25 000 sites français et espagnols du groupe, puis annonçait, tambours battants, avec ses petits camarades ATC France, Cellnex, Hivory et TDF, la naissance de l’OFITEM :  l’association française des opérateurs d’infrastructures de téléphonie mobile, une entité professionnelle de défense des intérêts des propriétaires d'antennes de télécommunication. 

A la fin du même mois, le gigantesque opérateur britannique Vodafone rendait publique son intention d’introduire Vantage Towers, l’entreprise dédiée à ses 82 000 antennes réparties dans 10 pays, à la bourse de Francfort, pour une capitalisation comprise entre 11,4 et 14,7 milliards d’euros. 

Une décennie de montée en puissance

Loin de tomber comme un cheveu sur la soupe, ces annonces n’ont fait que couronner dix ans d'accélération dans cette industrie. Dans les années 2010, T-Mobile, AT&T et Verizon initiaient le mouvement aux Etats-Unis.

En France, en 2016 et 2017, Bouygues Télécom se délestait de 600 puis 1800 tours (pour 147 millions d’euros et 500 millions d’euros) sur les bras de Cellnex. Il fut suivi de près par Altice, qui cédait en 2018 une participation minoritaire dans SFR TowerCo au fonds KKR pour 2 milliards d’euros, puis ses 4000 tours portugaises et dominicaines à Morgan Stanley et Phoenix International. Enfin, en 2019, Iliad (maison-mère de Free) fermait la marche en vendant son réseau français et italien à Cellnex (encore lui) pour 2 milliards d’euros. 

L'Asie n’est bien évidemment pas restée à l’écart du mouvement. En 2018, China Tower, par exemple, faisait une entrée fracassante en bourse, levant près de 7 milliards de dollars pour ses quelque 1,9 millions de pylônes. 

Pourquoi vendre ? 

En toute logique, vendre rapporte du cash. En ces temps d’investissements colossaux dans la fibre optique et la 5G, et de stabilisation des revenus issus des abonnements, certains opérateurs ont un besoin manifeste de trouver des capitaux. C’est la raison qui a poussé notamment Altice, lourdement endetté (29 milliards d’euros de dette en juin 2020, auxquels il faut ajouter les frais de retrait de SFR de la bourse d’Amsterdam, soit 3,5 milliards d’euros) à se séparer de son parc. Rappelons qu’en 2018, les télécoms dépassaient l’énergie en devenant, avec 183 milliards de dollars, le secteur le plus endetté d’Europe (selon Moody’s). 

Certains observateurs avancent des raisons culturelles : les opérateurs, longtemps fermement attachés à leurs propriétés, se laisseraient gagner par une logique d’optimisation. Ce nouveau modèle économique privilégie les dépenses dans le spectre et les services plutôt que dans le foncier, et leur permet de se concentrer sur leur cœur de métier : la commercialisation. 

Cette externalisation favoriserait également une forme de mutualisation : lorsqu’ils n’en sont pas détenteurs, les opérateurs doivent louer les sites relais. Ils peuvent alors partager avec leurs concurrents (mais néanmoins confrères) les coûts inhérents à la location des plateformes et les frais d’électricité, et se libérer de la gestion des sites. Parmi les acteurs, certains avancent même, défendant une surprenante philosophie d’affaires, un renforcement des relations à long terme entre les sociétés. 

Certains actifs sont jugés moins stratégiques que d’autres. En 2019, Orange cédait 1500 pylônes “non-essentiels” (en zones rurales et pavillonnaires de la péninsule ibérique) à Cellnex pour 260 millions d’euros, tout en élaborant une politique pour conserver les 59 000 autres ( réparties en Europe, en Afrique et au Moyen-Orient). 

Enfin, l’entretien des pylônes est coûteux : la maintenance du réseau et la surveillance des tours représenterait 20% des coûts des opérateurs européens (selon Goldman Sachs).

Pourquoi conserver ou acheter ? 

Parmi les acheteurs, les fonds d'investissements se taillent une place de choix. Ces derniers sont séduits par la dimension sûre, peu risquée et rentable de l’actif. Nul doute que, par les temps qui courent, l'extrême liquidité du produit, adossée aux perspectives de plus-value, constitue aussi un argument.  

Comme dans toutes les industries, les pure-players ou ceux qui ont les moyens de devenir les barons du secteur misent sur la spécialisation : gage d’économies d’échelle, de montée en puissance et en expertise. Dans un marché mature, la structuration par la segmentation des métiers est souvent logique et inévitable, c’est bien ainsi que sont nées les TowerCo. 

Les marchés estiment la valeur des tours à des multiples beaucoup plus élevés quand elles sont détenues par les entités dédiées, que quand elles restent aux mains des opérateurs. En 2020, Standard and Poor’s évaluait le prix moyen de chaque tour du simple au double : entre 250 000 et 500 000 euros. 

Les spécialistes avancent aussi leur rôle “social” : l’acquisition massive favorise le maillage du territoire, améliore le service dans les zones rurales ou l’étend aux zones blanches. Quand ces unités dédiées atteindront des tailles critiques, elles auront également les moyens de développer la R&D et d’innover. 

Enfin, les opérateurs qui conservent leurs sites ou toits-terrasses peuvent, à leur tour, les louer à un maximum de rivaux et ainsi doper leur rentabilité. Mais cette stratégie est plus risquée : un nombre trop réduit d’actifs entame les marges.

Cellnex, l’OVNI européen

Si les TowerCo se disputent la vedette sur tous les continents, un acteur défraye particulièrement la chronique en Europe. L’espagnol Cellnex, avec ses 107 000 sites, s’est aisément placé en tête du podium des acteurs du Vieux Continent. 

En 2020, l’opérateur a acquis30 000 pylônes dans 6 pays auprès du spécialiste hongkongais CK Hutchison pour 10 milliards d’euros (et ainsi augmenté sa surface de 40%), puis s’est emparé, en début d’année, de 50,01% d’Hivory. Ces rachats portent à 35 milliards d’euros la somme dépensée en 7 ans par le monstre ibérique. 

L’ogre ne compte pas s’arrêter en si bon chemin : il intègrera, au cours de l’année, les sites de Deutsche Telekom aux Pays-Bas et absorbera les7000 antennes du polonais Polkomtel Infrastruktura. 

Variation du titre Cellnex depuis janvier 2020
Variation du titre Cellnex depuis janvier 2020

Les risques 

A la vue des ventes massives de ces infrastructures stratégiques, des voix montent pour dénoncer un affaiblissement des opérateurs, à la merci d’un changement de politique des exploitants. 

A l’heure où la data et les réseaux sont synonymes de pouvoir (économique et politique), d’autres soulignent la mise en danger de la souveraineté des pays qui auraient laissé fuir leurs actifs dans les mains d’investisseurs étrangers. 

Pour garder le contrôle sur ces actifs sans amoindrir leur valeur ou compromettre les bilans des opérateurs, la nouvelle tendance consiste donc à créer une entreprise à part, avec ou sans un investisseur tiers.

Nouveau paradigme

C’est ainsi qu’après avoir cédé à l’appât du gain sur une partie de son parc, Orange s’est ravisé en créant Totem. Cette TowerCo défend plusieurs objectifs : héberger les futures tours en construction, capitaliser sur la valeur croissante des sites pour booster le cours de bourse de la maison-mère et participer à la consolidation du marché européen en menant à bien ses propres acquisitions. 

Pour protéger l’avenir des actifs européens, l’opérateur français a également œuvré à la création de l’OFITEM. Sous couvert de limiter l'impact environnemental et de réduire la fracture numérique, l’association devrait surtout offrir à ses membres un poids non négligeable dans l’élaboration des futures réglementations et une voix pertinente pour sussurrer aux oreilles des décideurs la bonne direction des politiques publiques à mener. 

Mais une question demeure : combien de temps ces actifs vont-ils rester stratégiques ? Alors que l’Arcep, le régulateur hexagonal des télécoms, vient de donner carte blanche à Elon Musk (enfin à Starlink) pour utiliser les fréquences des zones reculées de notre bonne vieille France afin d’y apporter son salutaire haut débit par satellite, les premières incertitudes bruissent. A quoi bon investir autant de milliards dans du métal et du terrain, quand une constellation à la puissance inconnue et pilotée par un chapelier fou aux ambitions imprévisibles vient déjà pointer le bout de son nez, enfin, de sa lumière, dans nos cieux ?  

Sociétés (cotées) de tours télécoms : Cellnex, American Tower, China Tower, Crown Castle, GTL Infrastructure, Helios Towers, Indus Tower, Inwit, Telesites, PT Tower Bersama...