Francis Berthelin, quelle est la personnalité du fonds MC Spécial et comment expliquez-vous sa surperformance ces cinq dernières années ?

" Partant du constat, il y a une vingtaine d’années, que les OPA se traduisaient par une prime moyenne de l’ordre de 30-35%, j’ai souhaité me démarquer des autres gérants en sélectionnant les sociétés qui ont de bonnes chances de faire l’objet d’une OPA dans les prochaines années. De fait, cela pousse à privilégier les petites et moyennes valeurs, d’autant qu’elles ont tendance à surperformer sur longue durée. De plus, ces sociétés, souvent familiales, donc davantage incarnées, ce qui facilite l’étude de la transmission en fin de parcours du dirigeant pour des raisons d’âge. Il s’agit alors d’estimer la volonté ou non de la génération suivante de prendre le relais, l’idéal étant que la deuxième ou troisième génération soit aux manettes. Cela passe, entre autres, par une présence aux Assemblées Générales et le suivi des évolutions des participations des holdings de contrôle. Ou encore des transactions réalisées sur le titre par l'actionnaire majoritaire. Sur ce dernier point, le rachat d’un bloc de titres Colas par Bouygues en plein confinement, le 20 mars 2020, à un cours très au-dessus du cours de Bourse et les propos très clairs sur la sous valorisation de la société dans le rapport annuel de Colas, m’ont mis la puce à l’oreille. Une OPA a fini par être lancée en 2023 sur Colas. Cette perspective de sortie de cote était un serpent de mer depuis de nombreuses années. La performance du fonds est logiquement liée au nombre d’OPA annoncées, d’où les bonnes performances du fonds ces trois dernières années, en 2023 en particulier. A noter que MC Spécial, avec une soixantaine de valeurs en portefeuille, n’est pas positionné uniquement sur les valeurs opéables. Par exemple, je suis actionnaire de la société TFF, leader mondial de la tonnellerie, car la qualité de sa position et de sa gestion le justifie. Même chose pour Gevelot. Autre exception : je me suis positionné sur Guerbet car la société, dont la valorisation s’était effondrée, amorçait une phase de redressement convaincante, avec un gros potentiel de revalorisation à la clé. "

Quelles situations privilégiez-vous ou évitez-vous dans la recherche de dossiers opéables ?

" De manière générale, nous apportons une attention particulière au risque à travers l’exclusion des entreprises qui présentent un bilan trop chargé, ne respectent pas leurs business plans, ou dont l’alignement des intérêts entre les actionnaires et la direction ne serait pas suffisant. S’agissant des cibles potentielles, je préfère les sociétés dont le capital est contrôlé. D’une part car l’interlocuteur majoritaire est identifié, et d’autre part car je considère que le minoritaire a alors moins de chances de se faire sortir à vil prix. Enfin, je privilégie les « OPA fortes » : lorsque la société est vendue à un tiers, par opposition à une « OPA faible » où la société est rachetée par son dirigeant (souvent avec l'aide d'un fonds de Private Equity). Malheureusement, en 2023, 83 % des OPA étaient faibles ce qui se traduit généralement par des primes inférieures aux OPA fortes. Par ailleurs, les actionnaires fondateurs vendant leur entreprise à un âge beaucoup plus avancé qu'auparavant, le timing est plus difficile à prévoir. On peut espérer que les baisses de taux en cours, conjuguées au phénomène de sous-valorisations des petites valeurs, favoriseront des primes plus généreuses. "

Le fonds surperforme particulièrement sa catégorie depuis 3 ans (Source : Quantalys)

Comment réagissez-vous lorsque vous jugez insuffisant le prix de sortie de Bourse proposé aux actionnaires minoritaires ?

" Lorsque je considère que le prix offert n’est pas le bon, je me rapproche d’autres gérants afin d’essayer d’obtenir un relèvement. Nous l’avons fait il y a quelques années sur Malteries Franco Belges, qui est restée cotée et qui occupe la troisième position du fonds, ou encore sur Bel sur laquelle le relèvement de prix a été très significatif. Nous avons également obtenu un léger relèvement sur SMTPC, et plus récemment et dans une moindre mesure sur Eurobio. Nos démarches impliquent de saisir l’AMF sur les aspects réglementaires et de lire attentivement les rapports d’expert indépendant afin d’évaluer la cohérence du prix proposé et d’en dénoncer les failles. Evidemment, les situations sont plus faciles lorsque l’acheteur est l’actionnaire principal et que les minoritaires parviennent à s’allier pour représenter 10% du capital et ainsi bloquer le retrait de cote."

Quelle est votre façon de gérer le portefeuille, de pondérer les positions et de les arbitrer ?

" Le fonds est positionné sur une soixantaine de valeurs, mais les vingt premières pondérations, ce que j’appelle mes convictions « cœur », totalisent 80% du portefeuille. Viennent ensuite les convictions en devenir, avec des poids typiquement entre 2 % et 4 % du portefeuille. Ces convictions sont ensuite renforcées en cas de signes d’imminence de l’OPA. Puis les convictions lointaines, celles pour lesquelles il est difficile d’évaluer le timing de l’OPA (pondérations souvent plus faibles, entre 0,5 % et 1,5 %). Enfin, le fonds conserve une réserve en liquidités ou assimilées importante, qui représente actuellement un quart du fonds. "

Quels sont les deux principaux points forts et points de vigilance de deux de vos principales pondérations ?

" Trigano constitue de loin la première position du fonds. Sur un marché européen du véhicule de loisirs très concentré, Trigano et ses 33% de parts de marché est quatre fois plus gros que ses concurrents, Thor mis à part. Cela lui confère une meilleure capacité de négociation des achats de châssis de camping-cars aux constructeurs automobiles. Par ailleurs, le rachat de distributeurs lui permet de mieux maitriser l’aval de la filière, avec un maillage presque abouti en France. Au regard de l’importance de la part de marché, sur la base des ratios de transaction Thor/Hymer, Trigano vaut plutôt 5 milliards que les 2 milliards actuels en cas de changement de contrôle, ce qui me parait logique compte tenu de l’âge du capitaine et en l’absence de reprise par ses enfants. Mon principal point de vigilance sur ce dossier est la bonne allocation de ses flux de trésorerie colossaux, de l’ordre de 250 à 300 M€ annuels après versement du dividende. L’opération de rachat de la division Habitat au groupe Beneteau ferait tout à fait sens et serait a priori beaucoup moins risquée qu’une acquisition conséquente en Allemagne, marché très concentré source de désillusion pour Trigano dans le passé.

Robertet est la deuxième position du fonds. Cette société familiale spécialisée dans les arômes naturels dispose d'un leadership sur ce marché de niche. Et fait déjà l'objet de nombreuses convoitises compte tenu de la rareté de ses positions. Certains dans la famille sont vendeurs, et pourraient faire basculer la décision jusqu’ici de rester indépendant. Un prix de sortie de 2000 €, plus de deux fois le cours actuel, est envisageable. Point de vigilance : l’arrivée d’un manager non familial en la personne de Jérôme Bruat avec comme challenge de porter la part des ventes en Asie à 20% du CA. Cela passe par des acquisitions."

Pour finir, quels titres avez-vous récemment arbitré dans le portefeuille ?

" Axway est le seul titre entré en portefeuille en 2024. Cet acteur du logiciel vient de doubler de taille, avec un potentiel d’amélioration important de ses marges, notamment sur la partie rachetée à Sopra Steria dont Axway est lui-même issu. L’âge du capitaine, 88 ans, plaide pour un changement de contrôle une fois les marges redressées. Dans ce cadre, la valorisation pourrait ressortir autour de 100€ par action, soit près de cinq fois le cours de Bourse actuel. Côté ventes, j’ai allégé Esso afin de profiter de la revalorisation du titre, sachant que le groupe est bien géré mais doit évoluer dans un environnement très complexe. La seule sortie complète et certaine en 2024 sera Clasquin dans le cadre de l’apport de nos titres à l’OPA sur un niveau de valorisation correct. "

Le fonds surperforme à moyen et long terme, pour une volatilité annualisée de seulement 13% sur 5 ans (point bleu dans le nuage de points – source Quantalys)