Commençons par un rappel utile à tous ceux qui connaissent les semiconducteurs uniquement sous le prisme économique récent. Historiquement le secteur était considéré comme très peu attractif pour les investisseurs, car malgré son caractère (hautement) stratégique, il était aussi incurablement cyclique et hyper-capitalistique. Si bien qu'en réalité, même les acteurs les plus efficients ne généraient que très peu de cash-flow libre alors que leurs investissements industriels colossaux produisaient une rentabilité douteuse. Toute ressemblance avec le secteur automobile n'est pas totalement fortuite.

Une période faste

Au cours des derniers trimestres, cette perception a radicalement changé. C'est un exemple typique du prix des actions comme moteur de l'histoire ("share prices driving the story") alors que c'est l'inverse qui devrait se produire dans un monde rationnel. En d'autres termes, le marché a considéré que les semis étaient devenus une vraie poule aux œufs d'or, et s'est mis à évangéliser la planète finance en ce sens. Il faut dire que les ingrédients d'une bonne histoire étaient réunis : de l'électronique partout, des voitures connectées en plein essor, de la 5G omniprésente, des centres de données en veux-tu en voilà, des objets connectés à tire-larigot, du streaming et encore du streaming… la demande en microprocesseurs, mémoires et autres circuits ne pouvait qu'être structurellement exponentielle ! Quant à l'offre, de son côté, un secteur désormais largement consolidé devait assurer des prix rationnels et des marges durablement satisfaisantes, donc des investissements rentables et par extension une authentique création de valeur pour les actionnaires.

MSCI Semi
En vert, les valeurs des semiconducteurs, en bleu, l'évolution du MSCI World

Cet alignement des planètes a permis à tout le secteur, en particulier aux grands fabricants, de bâtir des positions compétitives sanctuarisées et inattaquables. Des centaines de milliards d'investissements sur plusieurs cycles, une maîtrise complète de la chaîne de valeur et des technologies manufacturières pointues ont permis d'ériger d'importantes barrières à l'entrée et de dissuader la concurrence. La pandémie fut en quelque sorte la cerise sur le gâteau : comme le secteur conservait sa base manufacturière concentrée en Chine du Sud, en Corée du Sud et à Taiwan, la perturbation des chaînes d'approvisionnement a fait exploser les prix. Parenthèse, cette vulnérabilité géopolitique critique a enfin été prise en compte par les Etats-Unis et l'Europe, mais il faudra probablement plusieurs décennies pour parvenir à changer cet état de fait.

Ce qui précède montre bien que le marché avait des raisons d'être emballé, puisque le récit était étayé par une solide réalité économique. Ce qui a amené les valorisations des fabricants de semi-conducteurs cotés en bourse à des niveaux records. Cette fois-ci c'était clair, le caractère cyclique de leurs activités était de l'histoire ancienne !

Mais c'était bien sûr faire fi d'une loi fondamentale de l'existence qui s'applique aux marchés comme à tout le reste : le retour à la moyenne. Qui peut prendre la forme d'un retour de manivelle dans certaines circonstances, comme ce fut le cas dernièrement.

Les PER historiques de plusieurs sociétés du secteur
PER historiques de plusieurs sociétés du secteur (Source Zonebourse avec S&P Capital IQ)

Micron le canari ?

A ce titre, on peut légitimement se demander si Micron est le canari dans la mine. La firme américaine est un véritable "hedge fund darling" depuis des années. De nombreux investisseurs de premier plan ont vanté les mérites de l'entreprise, et depuis quelques temps en particulier on retrouve au capital Li Lu, le prodigieux gérant d'Himalaya Capital, authentique investisseur de génie et protégé direct de Charlie Munger, bras droit de Warren Buffett. C'est Li Lu qui, notamment, amena le dossier BYD Company à Berkshire Hathaway (performance : 35 fois la mise en dix ans). Dans tous les cas Micron est depuis longtemps une sorte "d'intouchable" qui jouit d'un standing particulier chez les investisseurs.

Le cas Micron est intéressant pour illustrer les dynamiques du secteur des semis en général car jusqu'à il y a quelques jours le groupe était valorisé en bourse à seulement cinq ou six fois ses profits. Pourtant, une nouvelle équipe de direction expérimentée (ex-Sandisk) et très respectée emmenée par Sanjay Mehrotra était arrivée aux commandes en 2017, en remplacement du très respecté Marc Duncan. Surtout, Micron est un spécialiste de la mémoire DRAM et NAND, un segment autrefois hyper-cyclique et sujet à de rapides changements technologiques mais qui s'est désormais stabilisé en oligopole entre trois grands acteurs : Micron et les coréens Samsung Electronics et SK Hynix.

La mémoire est au cœur du boom technologique. Une anecdote révélatrice donnée par le management de Micron : presque un tiers de l'investissement total dans un nouveau data center est consacré aux équipements de mémoire. Monish Pabrai, un autre investisseur célèbre qui a fait de Micron la plus grosse position de son portefeuille, n'hésite pas à comparer les investissements de mémoire à une "taxe sur tout le streaming et le e-commerce du monde". Taxe que, bien sûr, il entend collecter en sa qualité d'actionnaire de Micron... Voilà qui fait un très beau "pitch" (Pour se replonger dans le narratif bullish : interview de David Tepper il y a cinq ans et de Monish Pabrai récemment).

Le problème, c'est que Micron vient d'abaisser ses prévisions, et de façon conséquente. Le chiffre d'affaires du prochain trimestre sera au mieux de 7,6 Mds$ (9,1 Mds$ envisagés jusque-là) et le bénéfice par action n'atteindra pas 2,60 USD, mais au mieux 1,80 USD. On peut tirer deux enseignements de cette situation :

  • D'abord, s'il peut être très profitable d'être contrarien et d'investir à contre-courant, et que certains épisodes de dislocation sont complètement irrationnels, généralement le marché ne se trompe pas et valorise plutôt bien les entreprises. Sur le coup, la valorisation de Micron à des multiples très bas malgré le "conte de fées" mis en avant par certains investisseurs était possiblement justifiée. Le marché anticipait une normalisation de la conjoncture.
  • Les histoires trop belles pour être vraies, a fortiori lorsqu'elles sont recyclées à l'envi par des investisseurs à forte notoriété — sont généralement davantage des fantasmes que des tendances industrielles réelles. La récente chute des volumes et des prix sur le segment de la mémoire prouve bien que le secteur demeure cyclique : les clients ont bâti des inventaires record durant la pandémie et même si personne ne met en doute la tendance que suivra la demande à long terme, il semble pour l'instant que l'offre y réponde abondamment.
Les PER des principales valeurs occidentales du secteur
Les PER des principales valeurs occidentales du secteur au 04/07/2022 (Source Zonebourse)

Comptes de fées

J'ajoute que Micron a annoncé un programme d'investissement record, juste au moment du haut de cycle. Programme qui va consommer une large partie des cash-flows générés. Si bien que l'histoire se répète. On l'aura compris, le narratif qui s'installe dans un sens, en l'occurrence "il y a un changement de paradigme dans les semiconducteurs" peut très bien s'inverser. Finalement, l'industrie des semiconducteurs n'est peut-être que la branche cyclique et hyper-capitalistique qu'elle a toujours été.

Pour renforcer cet exemple, songez au pétrole. Il y a deux ans plus personne n'en voulait : une industrie sale et finie. Pendant un temps, le baril s'est même échangé à un prix négatif. Et puis soudainement on a réalisé que c'était une ressource stratégique, indispensable à la civilisation, et le prix est revenu flirter avec ses plus hauts historiques... Tout cela en l'espace de quelques semaines à peine.

Comme investisseur, il faut toujours se méfier des contes (comptes ?) de fées et des histoires trop belles pour être vraies et plus généralement de l'actualité et du bruit médiatique. Et garder à l'esprit cette loi fondamentale sur les marchés : le retour à la moyenne. Et pour en revenir au secteur des semiconducteurs : bien surveiller les publications des autres acteurs du secteur dans les semaines à venir, pour déterminer la couleur du canari micron (vous trouverez ci-après les agendes Zonebourse des publications pour les entreprises du secteur en Occident et en Orient).

Les principales publications du secteur cet été en Europe et aux Etats-Unis
Les principales publications du secteur cet été en Europe / Etats-Unis...
... et en Asie
... et en Asie (Source Zonebourse)