Pour Graham Doyle, il ne faut pas tergiverser : les grands laboratoires pharmaceutiques ont tout intérêt à ne pas mettre tous leurs œufs dans le même panier et à mettre la pédale douce sur la médecine de spécialités. Les entreprises du secteur devraient diversifier leur R&D pour y inclure davantage de traitements des maladies chroniques, des soins de base et plus abordables, "essentiellement parce que je pense que la pression sur les prix va s'accroître aux Etats-Unis sur les traitements de spécialités à mesure que les payeurs seront plus intégrés verticalement et qu'ils se focaliseront sur le mantra j'en veux pour mon argent", explique l'analyste en charge de la santé chez Liberum.

Doyle cite en effet une étude récente de 'Nature Reviews Drug Discovery' estimant que 40% des 3 558 molécules uniques actuellement testées en clinique dans l'industrie pharmaceutique ont trait à l'oncologie. En appliquant le taux de succès médian historique, cela signifie qu'environ 153 traitements du cancer pourraient arriver sur le marché dans les années à venir. Premier souci, le volume annuel. Cela correspondrait à quelque 30 traitements approuvés chaque année pour la seule oncologie, là où l'Agence américaine du médicament en autorise en moyenne environ 45 par an, toutes indications confondues. Côté pile, cette profusion fait avancer la science et le traitement des patients. Côté face, elle pose certaines questions pour l'équilibre structurel et financier du secteur.

Beaucoup d'élus, sans doute trop
 
Mais ce n'est pas tout. L'analyste de Liberum fait une plongée au niveau inférieur pour constater que 11 des 15 indications dans lesquelles le plus de traitements sont testés ont trait au cancer (dont 9 des 10 premières), comme l'illustre le graphique ci-dessous. Sur les 11 indications oncologiques concernées, il existe en moyenne 18 programmes en cours pour chacune d'entre elles. Ainsi, 30 candidats sont en clinique dans le lymphome non-hodgkinien (NHL) et 26 dans le cancer du poumon non à petites cellules (NSCLC). Pour les cinq indications les plus étudiées, (NHL, NSCLC, Cancer du Sein, leucémie aiguë myéloblastique, Tumeurs Solides), 24 molécules sont en moyenne en concurrence dans chacune des indications. Pour Doyle, cette situation risque d'entraîner des paradoxes : des traitements qui auront franchi les écueils techniques jusqu'à la mise sur le marché risquent d'être en échec commercial. Cela ajoute un niveau de complexité aux développements et aux stratégies.  
 

Les 15 indications les plus embouteillées, avec l'oncologie en vert foncé (Source Liberum avec NRDD - Cliquer pour agrandir)
 
Le spécialiste santé de Liberum produit aussi un autre graphique tiré de l'étude 'Nature Reviews Drug Discovery', que nous recopions ci-dessous et qui montre la part projetée de molécules arrivant sur le marché par type de zone thérapeutique sur la base du pipeline actuel des laboratoires. La domination de l'oncologie se confirme avec une part de 27%, devant les maladies infectieuses (13,6%) et la neurologie (7,6%). Doyle note la très faible proportion de traitements contre les maladies chroniques comme le diabète, les maladies respiratoires ou cardiovasculaires (8,4% en cumulé).

La part des molécules qui devraient arriver sur le marché par spécialités (Source Liberum avec NRDD - Cliquer pour agrandir)
 
"Il ne fait pas de doute que la principale raison pour laquelle le secteur se passionne pour l'oncologie est que c'est là que l'on retrouve actuellement le plus d'innovation", selon Liberum, mais ce n'est pas le seul. Le secteur pousse bien davantage l'oncologie en clinique. L'analyste estime que c'est la structure des incitations sectorielles qui biaise le système, en offrant des prix exagérément élevés pour la médecine de spécialités, prix qui poussent les laboratoires à privilégier l'avancée clinique de ces actifs plutôt que d'autres. Mais la consolidation en cours aux Etats-Unis (CVS / Aetna; Cigna / Express Scripts) devrait changer la donne en forçant les nouveaux acteurs à adopter une approche plus rationnelle des prix par rapport à l'efficacité médicale. 
 
Qu'en conclure ? Graham Doyle pense que le pipeline actuel en oncologie n'est pas pérenne commercialement et qu'il pourrait contribuer à accélérer le processus en cours de baisse des prix dans la médecine de spécialités aux Etats-Unis. Il recommande aux investisseurs de long terme d'intégrer cette dimension quand ils misent sur des acteurs du secteur, et illustre son propos et sa conclusion avec le cas Roche. "On entend souvent que Roche n'est plus ce qu'il était en oncologie… mais je pense que réduire la dépendance à l'oncologie est en fait la bonne stratégie". Si, comme le pressent Liberum, le marché rebat les cartes en poussant à la baisse du prix des médecines de spécialités et à la hausse du prix des traitements primaires, les acteurs qui auront su réorienter leur R&D au profit des seconds pourraient revenir sur le devant de la scène.