Jérôme Malaise, CFA

En octobre dernier, Charles Schwab, le premier courtier en ligne aux Etats-Unis, a provoqué une onde de choc au sein de l’industrie en annonçant qu’il permettait dorénavant l’achat et la vente de fractions d’actions et, surtout, mettait fin aux commissions de courtage sur ce type d’instruments financiers. Un mois plus tard, Schwab publiait un communiqué de presse retentissant indiquant son acquisition de TD Ameritrade, son plus grand rival. Le signal pour les courtiers en ligne américains et, à un degré moindre, leurs pairs des autres pays développés, est on ne peut plus clair : ils doivent absolument se réinventer face aux évolutions de marchés ou risquer de voir leur activité s’effondrer, ou pire, faire faillite à terme.

Zéro commission de courtage sur les actions : les courtiers en ligne traditionnels américains se distinguent-ils vraiment de leurs pairs des autres pays industrialisés ?

Prévisible depuis que le régulateur américain, la Securities Exchange Commission (SEC), a ordonné la fin des commissions fixes de courtage en 1975, l’achat et la vente d’actions et d’ETFs cotés en Amérique du Nord est désormais gratuit après les décisions récentes des mastodontes (Schwab, TD Ameritrade ou Fidelity pour ne citer qu’eux) comme des acteurs plus petits (par exemple Interactive Brokers, E*Trade ou l’application Cash App de Square) du monde du courtage en ligne de s’aligner sur la tarification « révolutionnaire » de la fameuse FinTech Robinhood.

Hormis Nomura au Japon via LINE Securities (sa joint-venture de courtage en ligne avec LINE, société à l’origine de l’application de communication très populaire du même nom) qui permet d’acheter et de vendre des actions japonaises sans commission, aucun autre acteur traditionnel opérant ailleurs qu’aux Etats-Unis ou au pays du soleil levant n’offre la gratuité des frais de courtage sur actions.

Pour prendre l’exemple du Royaume-Uni, Barclays, bien qu’étant l’un des courtiers en ligne établis les moins chers, continue de faire payer ses clients particuliers £6 par transaction. Hargreaves Lansdown, la plus grande plateforme d’investissements en ligne pour particuliers du pays, facture quant à elle plus du double (£11.95 par transaction) ! Dans l’attente de l’arrivée prévue de Robinhood, seules la néo-banque « licorne », Revolut, et trois autres FinTechs moins connues, eToro, Freetrade and Trading 212, permettent aux britanniques de traiter des actions sans commission.

Au Canada où les cinq plus grosses banques dominent outrageusement le marché et facturent toutes au moins $10 par transaction, la filiale locale d’Interactive Brokers propose des tarifs plus attrayants débutant à $1 pour chaque achat / vente d’actions et de la plupart des ETFs. Excepté Wealthsimple, la FinTech canadienne leader dans la gestion des placements en ligne, aucune autre société opérant dans le deuxième plus grand pays au monde ne permet de négocier des actions et des trackers en bourse gratuitement (Questrade, courtier en ligne indépendant, et la Banque Nationale, 6ème plus grande banque du Canada, offrent un grand nombre d’ETFs sans commission de courtage, mais aucune action à ce jour).

Privés de frais de courtage sur actions, les courtiers américains voient leur dépendance aux autres lignes de revenus s’accroître

Avec l’abandon des revenus liés aux frais de courtage sur actions, les courtiers américains risquent désormais de devenir ultra-dépendants aux revenus d’intérêts[1] et ne peuvent pas compter sur les faibles recettes liées au Payment for Order Flow[2] ou « PFOF » (voir le graphique de répartition des revenus par catégorie ci-dessous). Les revenus d’intérêts que ces entreprises génèrent aujourd’hui sont extrêmement dépendants des taux d’intérêts à court terme de la Reserve Fédérale américaine et ils n’exercent aucun contrôle ou influence sur ces derniers. Le PFOF, quant à lui, est une pratique souvent contraire aux intérêts de meilleure exécution des clients, qui pourrait être encadrée par la SEC dans le futur de manière similaire à ce qu’a produit la directive MiFID II au sein de l’UE. La question qui se pose est donc de savoir comment les courtiers en ligne peuvent se réinventer dans un monde sans commission de courtage sur actions ?

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Répondre aux turbulences de marchés en se diversifiant sur certains sous-secteurs bancaires comme la budgétisation, l’épargne ou l’emprunt et / ou en changeant de « business models ». 

 La première piste de réflexion consiste à identifier quels produits ou services dans les sous-secteurs bancaires de la budgétisation, l’épargne ou l’emprunt, présentent les meilleures opportunités de diversification et satisfont les critères suivants :

1) être désirable pour les consommateurs,

2) être, ou avoir le potentiel d’être, financièrement viable pour le courtier (soit un produit rentable à terme ou alors un produit d’appel attirant de nouveaux clients auxquels peuvent être distribués d’autres produits rentables),

3) être envisageable d’un point de vue technologique.

Par exemple, les sociétés de courtage traditionnelles opérant dans des pays avec des taux d’intérêts de base « gratifiants[3] » pourraient attirer une nouvelle clientèle en lançant un compte courant / épargne hybride à fort taux de rémunération, gratuit et permettant de retirer de l’argent sans pénalités. Afin d’attirer de nouveaux clients, ce type de compte devrait offrir une meilleure expérience utilisateur et un meilleur taux que les banques traditionnelles et les courtiers compétiteurs tout en permettant aussi, potentiellement, aux clients d’accumuler des points de fidélité (ces points pourraient être utiliser, entre autres, pour faire un « bilan de santé financière » gratuit avec un conseiller financier). Par la suite, les courtiers ayant réussi à attirer un niveau significatif de « dépôts » auraient la possibilité d’utiliser cette source de financement pour proposer des prêts personnels, tels que des lignes de crédit adossées à des portefeuilles d’actions ou autres, avec un processus de demande et d’obtention simple et rapide. Le taux d’intérêt ainsi prélevé sur les emprunts, moins le rendement payé sur les comptes courants / épargnes hybrides, serait à même de fournir un revenu plus stable et diversifié que celui que les courtiers reçoivent actuellement.

Une autre piste à même de permettre aux sociétés de courtage de répondre aux turbulences de marché est de progressivement transformer leur business model, actuellement basé sur les frais de transaction, vers un modèle incorporant les revenus liés aux souscriptions, tout en améliorant significativement la valeur ajoutée offerte aux clients. Popularisés par des pionniers d’autres industries (Netflix pour les films et séries TV en streaming, Spotify pour la musique en streaming ou encore le géant Amazon avec son offre Prime pour la livraison le même jour, les films, la musique et les livres en streaming), les consommateurs ont dorénavant une préférence pour les offres de souscriptions groupées[4] qui, fait récent, touche également les services financiers, et particulièrement pour la génération Y (autrement appelée millenials). Afin d’améliorer l’expérience de courtage en bourse de leurs clients, les courtiers établis pourraient être tentés de faire uniquement des améliorations « en interne », mais établir des partenariats avec des sociétés FinTechs offrant un parcours client plus agréable, ainsi que des expertises spécifiques, est souvent une meilleure solution. TrackInsight, par exemple, permet aux gérants d’actifs, banques privées, conseillers financiers et clients particuliers des plateformes d’investissement en ligne d’analyser et de sélectionner les ETFs les plus adaptés à leurs besoins en quelques clics (e.g. meilleur score ESG ou meilleure qualité de réplication de l’indice suivi).

L’abolition des frais de courtage sur actions va progressivement toucher d’autres pays et les courtiers font face à un dilemme : se reposer sur leurs lauriers ou avoir le courage de se réinventer

La décision retentissante de Charles Schwab d’enlever les commissions de courtage sur actions a forcé tous ses rivaux à faire de même. Cela s’est révélé être particulièrement douloureux pour les compétiteurs dont les commissions représentaient une part de revenus non négligeable et qui n’avaient pas prévu de « plan B ». Cette tendance de marché aux Etats-Unis va progressivement toucher d’autres pays et, face à cette menace, les courtiers traditionnels ont deux choix : se réinventer via une transformation courageuse et profonde ou « ne rien faire » et risquer d’être victime d’une OPA hostile, voire de faire faillite. Si le premier choix n’est pas une garantie de succès, le second comporte un risque encore plus important pour les actionnaires.

 

[1] Le revenu d’intérêt consiste en la différence entre le rendement généré par un courtier en bourse plaçant les liquidités non-investies des comptes de ses clients sur des instruments financiers peu risqués (par exemple des fonds monétaires ou de la dette souveraine américaine à court terme) et le taux d’intérêt qu’il paye à ces mêmes clients.

[2] Payment for order flow (PFOF) est la rémunération générée par un courtier en ligne pour acheminer le carnet d’ordres de ses clients à un teneur de marché tiers, souvent une société de trading à haute fréquence, qui se charge alors d’exécuter ces ordres.

[3] Singapour, les Etats-Unis et le Canada sont parmi les quelques pays développés bénéficiant toujours d’un taux d’intérêt de base significativement supérieur à zéro (respectivement 1,63%, 1,75% et 1,75%).
* Ensemble des commissions reçues sur les actions, obligations, produits dérivés (options par exemple) et de change. Les commissions sur les actions étant, de loin, le plus gros contributeur à cette ligne de revenus.
** Autre peut comprendre les frais perçus dans le cadre de la gestion d’OPCVM, de services de ”robo-advisor” ou encore d’autres services liés à des souscriptions « premium ».

[4] “Financial subscriptions are coming”, rapport de recherche de NextWave Consumer Financial Services, EY.