Qu’est-ce qu’une réserve stratégique ?
Pour comprendre, il faut d’abord revenir à la définition d’une réserve stratégique. Il s’agit d’un stock de ressources essentielles, destiné à être mobilisé en cas de crise ou de pénurie. L’exemple le plus emblématique ? La réserve stratégique de pétrole des États-Unis, véritable pilier de la sécurité énergétique nationale. Créée en 1975, dans le sillage de l’embargo pétrolier arabe de 1973-1974 qui avait paralysé l’économie américaine, cette gigantesque réserve de pétrole brut est la plus grande au monde. Au fil des décennies, les présidents américains y ont puisé à des moments critiques : pour stabiliser les marchés en période de guerre ou pour répondre aux dégâts causés par des ouragans frappant les infrastructures pétrolières du golfe du Mexique. Un filet de sécurité, symbole d’une réponse stratégique face aux crises.
Mais les réserves stratégiques ne se limitent pas à l’énergie. La Chine dispose, par exemple, de réserves de métaux et de céréales, et le Canada est connu pour sa réserve stratégique… de sirop d’érable. Avec le projet de Donald Trump, le bitcoin pourrait bientôt rejoindre cette liste d’actifs stratégiques.
Une réserve de bitcoins : comment ça fonctionnerait ?
Le 23 janvier, Donald Trump a franchi un nouveau cap dans sa croisade pro-crypto en signant un ordre exécutif intitulé : "Renforcer le leadership américain dans le domaine des technologies de la finance numérique". Sous ce titre ambitieux se cache une stratégie en sept sections visant à remodeler la politique américaine en matière de cryptomonnaies.
Dans le texte signé, plusieurs axes majeurs se dessinent :
- Garantir la liberté d’utilisation des blockchains publiques : L’ordre exécutif protège des droits fondamentaux, comme le minage, la self-custody (possession directe des cryptomonnaies) et la liberté des échanges.
- Stablecoins et dollar américain : Promouvoir des stablecoins adossés au dollar, tout en interdisant fermement les monnaies numériques de banques centrales (MNBC).
- Un cadre juridique adapté : Un groupe de travail sera chargé de définir le terme "actif numérique" et d’harmoniser les réglementations avec les différentes agences gouvernementales.
Pour préciser ce dernier point, ce groupe de travail, surnommé le "Crypto Task Force", sera piloté par David Sacks, surnommé le Crypto Czar, et inclura des représentants des départements clés tels que :
- Le Trésor, le Commerce et Homeland Security,
- Les conseillers présidentiels en Sécurité nationale, Politique économique et Science et technologie,
- Les présidents de la SEC et de la CFTC.
Leur mission ? Travailler sur une série d’enjeux, dont l’évaluation d’une réserve stratégique en bitcoins et la proposition de critères pour constituer un tel stock.
Cachée dans la section 4 de l’ordre exécutif, une phrase a mérite d’être soulignée :
"Le groupe de travail évaluera la possibilité de créer et de maintenir un stock national d'actifs numériques, potentiellement issu de cryptomonnaies légalement saisies par le gouvernement fédéral."
En d’autres termes, le projet de réserve nationale en bitcoins est officiellement lancé, même s’il reste à l’état embryonnaire. Le groupe de travail a 180 jours pour évaluer cette possibilité, ouvrant la voie à des mois, voire des années, de réflexion avant de voir une réserve réellement opérationnelle.
Certains avancent l’idée d’une réserve stratégique composée de cryptomonnaies américaines, plutôt que de bitcoins. Ce choix permettrait de :
- Booster les entreprises américaines actives dans la crypto,
- Renforcer l’autonomie économique des États-Unis,
- Éviter de simplement enrichir des investisseurs internationaux en achetant uniquement du bitcoin.
Mais cette approche soulève une question épineuse : qu’est-ce qu’une crypto "made in USA" ? L’écosystème crypto étant global et décentralisé, définir ce critère pourrait s’avérer complexe. Des pistes comme la nationalité des créateurs d’une crypto ou l’adresse du siège social peuvent être imaginées.
L’ordre exécutif intervient alors que le Sénat n’a pas encore validé plusieurs membres du gouvernement, et que des étapes préliminaires, comme la définition légale des cryptomonnaies, restent à réaliser.
Par ailleurs, en ce qui concerne la constitution de la réserve stratégique en bitcoins et autres crytpomonnaies, l’idée de Donald Trump repose sur un mécanisme encore flou, mais plusieurs pistes sont déjà évoquées :
- Par décret exécutif : Trump pourrait ordonner au Fonds de stabilisation des changes, géré par le Trésor, d’acheter et de détenir des bitcoins aux côtés des devises étrangères traditionnelles.
- Via les bitcoins saisis : Le gouvernement américain possède déjà environ 200 000 bitcoins, confisqués lors d’opérations criminelles. Ces jetons, d’une valeur actuelle de 21 milliards de dollars, pourraient servir de point de départ pour constituer la réserve.
- Achats directs : Pour accroître le stock, le Trésor pourrait acheter des bitcoins sur le marché libre. Ce financement pourrait être assuré soit par de nouvelles émissions de dette, soit en vendant une partie des réserves d’or du pays.
Une autre option concrète vient de la sénatrice Cynthia Lummis, fervente défenseure des cryptomonnaies. Elle propose un plan législatif visant à acheter 200 000 bitcoins par an pendant cinq ans, jusqu’à atteindre un million de jetons, soit 5 % de l’offre mondiale totale. Ces achats seraient financés par les profits réalisés sur les dépôts en or des banques de la Réserve fédérale.
Les avantages d’une réserve de bitcoins
Dans un discours prononcé en juillet, Donald Trump a expliqué comment une réserve de bitcoins pourrait devenir un outil stratégique pour les États-Unis face à la montée en puissance de la Chine sur le marché des cryptomonnaies. Dominer le marché mondial du bitcoin serait un levier pour affirmer l’hégémonie américaine dans l’économie des crypto-actifs.
Mais les ambitions ne s'arrêtent pas là. Certains partisans de l’idée avancent que, en capitalisant sur la potentielle appréciation à long terme du bitcoin, les États-Unis pourraient réduire leur déficit sans alourdir le fardeau fiscal des contribuables. Cette stratégie contribuerait également à renforcer le dollar américain en tant que monnaie dominante sur la scène internationale.
Cynthia Lummis, sénatrice pro-crypto, a été encore plus audacieuse dans ses déclarations. En novembre, lors d’un entretien avec Fox Business, elle a affirmé que son plan pourrait permettre aux États-Unis de réduire leur dette nationale de moitié en seulement 20 ans. Selon elle, une telle réserve aiderait à protéger l’économie américaine contre l’inflation, tout en consolidant le rôle central du dollar face à des adversaires tels que la Chine et la Russie.
Un dollar renforcé ne serait pas seulement un symbole de puissance économique, mais également une arme stratégique pour étendre l’influence géopolitique des États-Unis.
Les risques d’une telle stratégie
La principale critique de cette stratégie est la suivante : la jeunesse et la volatilité du bitcoin. Lancée en 2008, la cryptomonnaie reste un actif extrêmement imprévisible, dont la valeur peut fluctuer de manière drastique en l’espace de quelques heures. Miser sur une appréciation continue à long terme pourrait donc s’avérer être une stratégie risquée.
À cela s’ajoute le problème des cyberattaques, un risque bien connu dans l’univers des portefeuilles cryptographiques. Les sceptiques pointent du doigt la sécurité relative des actifs numériques, soulignant que même des institutions bien protégées peuvent devenir les cibles de pirates informatiques.
Enfin, un autre danger réside dans le poids disproportionné que pourrait avoir une intervention gouvernementale sur le marché. Tout achat ou vente significatif de bitcoin par un État aurait un impact démesuré sur son prix, provoquant des turbulences qui pourraient nuire aussi bien aux investisseurs individuels qu’à l’économie globale.
Le mot de la fin
Dans son discours de juillet dernier, Donald Trump a décrit cette initiative comme une opportunité unique de redéfinir la place des États-Unis dans l’économie numérique mondiale. Mais ce projet, aussi ambitieux soit-il, divise autant qu’il fascine.
Au terme de ce torrent d’annonces en provenance du Bureau ovale, une seule certitude émerge : tout reste à construire. Les contours du projet demeurent incertains, et l’avenir de cette initiative repose sur des décisions encore à prendre. Une page est sur le point de s’écrire, mais personne ne sait encore ce qu’elle révèlera.