MOSCOU/KYIV (Reuters) - L'Ukraine a accusé mardi la Russie de s'être rendue coupable d'un gigantesque crime de guerre en faisant exploser le barrage de Nova Kakhovka, provoquant l'inondation des rives du Dniepr dans la région de Kherson dans le but, selon Kyiv, d'empêcher les soldats ukrainiens de traverser le fleuve pour mener leur contre-offensive.

Moscou assure de son côté que le barrage et la centrale hydroélectrique attenante ont été détruits par des bombardements ukrainiens, le Kremlin affirmant que Kyiv a ainsi voulu priver la Crimée, annexée en 2014, de son approvisionnement en eau via un canal qui part de Nova Kakhovka, et détourner l'attention de l'échec de sa contre-offensive.

Le ministre russe de la Défense Sergueï Choïgou a affirmé mardi, sans apporter de preuve à l'appui, que la Russie avait fait échouer les trois premiers jours de "l'offensive longtemps promise" par l'Ukraine, qui a selon lui perdu 3.715 soldats, 52 chars et 207 véhicules blindés, la Russie perdant quant à elle 71 soldats, 15 chars et 9 véhicules blindés au cours de la même période.

La destruction du barrage de Nova Kakhovka, contrôlé par les forces russes, et l'inondation du delta du Dniepr qui en a immédiatement résulté, représentent l'une des plus grandes catastrophes humaines et environnementales depuis le début de la guerre. Elle constitue une "bombe environnementale de destruction massive", a déclaré le président ukrainien, Volodimir Zelensky.

Des milliers d'habitants vivant en aval du barrage, en majorité côté ukrainien, ont dû fuir leurs maisons inondées et parfois même emportées par les millions de litres d'eau libérés par le barrage endommagé. La retenue d'eau de Nova Kakhovka est longue de 240 km et fait jusqu'à 23 km de large.

Selon le maire de Nova Kakhovka installé par Moscou, le niveau de l'eau dépasse désormais 11 mètres. En aval, la petite ville d'Olechky, sur la rive du Dniepr contrôlée par la Russie, a été complètement inondée. Le zoo de Kazkova Dibrova a été également submergé par les flots et ses 300 animaux ont péri, a déclaré un représentant du parc sur Facebook.

Plus loin, dans la ville de Kherson reconquise par l'Ukraine l'an dernier, un habitant, Oleksandr Syomyk, a déclaré à Reuters que le fleuve avait pour le moment crû d'un mètre, inondant certains quartiers.

En vidant au moins en partie la retenue d'eau sur le Dniepr, la destruction du barrage pourrait aussi compromettre la sécurité des systèmes de refroidissement des réacteurs de la centrale nucléaire de Zaporijjia, située en amont, même si l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) s'est montrée rassurante sur l'existence de solutions alternatives. Le chef de l'agence onusienne, Rafael Grossi, a indiqué qu'il se rendrait prochainement sur place pour évaluer la situation.

L'AIEA a précisé mardi soir que la centrale de Zaporijjia disposait de suffisamment d'eau pour plusieurs mois, ses réacteurs étant pour l'instant à l'arrêt.

La destruction du barrage, édifice de 30 m de haut sur 3,2 km de large datant de l'époque soviétique, a suscité une vague de condamnations mondiales, les alliés occidentaux de l'Ukraine, à l'exception des Etats-Unis, pointant du doigt la responsabilité de la Russie.

"Nous avons vu les informations selon lesquelles La Russie était responsable de l'explosion du barrage. Nous faisons de notre mieux pour vérifier ces informations et nous travaillons avec les Ukrainiens pour recueillir davantage d'informations mais nous ne pouvons dire avec certitude ce qui s'est passé", a déclaré le porte-parole de la Maison blanche pour les questions de sécurité, John Kirby

Cet événement revêt "une nouvelle dimension mais qui correspond à la manière dont (Vladimir) Poutine mène cette guerre", a estimé le chancelier allemand Olaf Scholz dans une interview à la WDR.

Les attaques contre les infrastructures civiles essentielles sont définies par les conventions de Genève comme des crimes de guerre, a rappelé Josep Borrell, le chef de la diplomatie de l'Union européenne, accusant Moscou de poursuivre ainsi son "chantage nucléaire".

Il s'agit d'un "acte scandaleux, qui démontre une fois de plus la brutalité de la guerre de la Russie en Ukraine", a renchéri le secrétaire général de l'Otan, Jens Stoltenberg.

Le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, a déploré une "autre conséquence dévastatrice de l'invasion russe de l'Ukraine". "Les attaques contre des civils et des infrastructures civiles essentielles doivent cesser", a-t-il dit, sans désigner de responsable.

"Au moins 16.000 personnes ont déjà perdu leur logement - et l'accès à une eau potable propre est menacé pour des milliers d'autres", a encore déploré Antonio Guterres.

Le Conseil de sécurité de l'Onu s'est réuni à la demande à la fois de l'Ukraine et de la Russie, qui se sont renvoyé la responsabilité d'un "sabotage".

Le président Volodimir Zelensky, qui a convoqué une réunion en urgence de son propre conseil de sécurité, a imputé cette attaque aux "terroristes russes".

"La destruction de la centrale hydroélectrique de Nova Kakhovka démontre au monde entier qu'ils doivent être chassés de chaque coin de la terre ukrainienne", a-t-il déclaré sur la messagerie Telegram.

La Russie est un "Etat terroriste", a également déclaré un représentant ukrainien lors d'une audience de la Cour pénale internationale de La Haye, aux Pays-Bas, consacrée au soutien apporté par Moscou aux séparatistes pro-russes qui ont abattu le vol MH17 de Malaysian Airlines au-dessus de l'est de l'Ukraine en 2014.

CONTRE-OFFENSIVE EN TOILE DE FOND

Selon les autorités ukrainiennes, le barrage et la centrale hydroélectrique attenante ont été détruits par des explosions internes. Elles n'ont pas apporté de preuve visuelle de leur affirmation pour le moment.

Le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a nié tout rôle de son pays dans l'explosion du barrage, qu'il a accusé l'Ukraine d'avoir "délibérément saboté".

"Nous pouvons dire sans l'ombre d'un doute que nous parlons d'un sabotage délibéré de la part de la partie ukrainienne", a-t-il dit à la presse à Moscou, sans apporter davantage de preuves. "Le régime de Kyiv devrait porter l'entière responsabilité de toutes les conséquences."

A court terme, la destruction du barrage semble profiter davantage à la Russie, alors que l'assèchement des berges du delta du Dniepr pendant la période estivale aurait pu faciliter d'éventuelles opérations de l'armée ukrainienne en direction de la Crimée.

Les Russes agissent "dans la panique" face à la perspective de la contre-offensive ukrainienne, ont estimé les services de renseignement militaires de Kyiv.

Aussi tragique soit-elle pour les civils vivant en aval du barrage, sa destruction ne fera pas dérailler les préparatifs de la contre-offensive ukrainienne, a assuré l'armée ukrainienne, alors que les experts s'attendent à des attaques majeures dans la région de Zaporijjia, en amont de Nova Kakhovka.

Les troupes ukrainiennes poursuivent pour le moment leur progression près de la ville martyre de Bakhmout, que les mercenaires de Wagner qui l'ont péniblement conquise le mois dernier ont récemment remise à l'armée russe.

Le ministère russe de la Défense a démenti que ses forces aient abandonné le faubourg de Berkhivka, comme l'en a accusé le chef du groupe paramilitaire Evguéni Prigojine.

(Bureaux de Reuters; version française Zhifan Liu et Tangi Salaün, édité par Blandine Hénault et Jean-Stéphane Brosse)