(Rectifie les fonctions de Didier Leroy, en fin de dépêche)

par Laurence Frost

PARIS, 13 juin (Reuters) - Les banquiers de l'alliance Renault-Nissan ont élaboré un projet permettant de verser des millions d'euros de bonus annuels supplémentaires au PDG Carlos Ghosn et à d'autres dirigeants via une société de service créée spécialement pour l'occasion, selon des documents vus par Reuters.

La proposition préliminaire prévoit que Renault, Nissan et maintenant aussi Mitsubishi versent à la société enregistrée aux Pays-Bas une portion des nouvelles synergies dégagées grâce à l'alliance. Celles-ci devraient atteindre 5,5 milliards d'euros l'an prochain, un nouveau record après 4,3 milliards en 2016.

Les fonds transférés sous la forme de bonus en numéraire et en titres serviraient à "encourager les dirigeants à poursuivre les opportunités de synergies", selon une présentation d'Ardea Partners, société de banque d'investissement conseillant Carlos Ghosn sur les questions d'intégration accrue de l'alliance.

Renault-Nissan a refusé de faire un commentaire sur le plan de rémunération ou les chances qu'il soit adopté. Catherine Loubier, porte-parole de l'alliance, n'a pas répondu aux questions détaillées de Reuters sur la proposition ou sur les relations avec Ardea. Cette dernière a également refusé de faire un commentaire.

L'Etat français, principal actionnaire de Renault, s'oppose régulièrement au PDG Carlos Ghosn sur sa rémunération. A l'assemblée générale de 2016, le PDG a sauvé sa rémunération de 7,2 millions d'euros malgré un vote sanction des actionnaires, dont l'Etat. En ajoutant le salaire versé par Nissan, la rémunération de Carlos Ghosn atteint 15,6 millions d'euros, faisant de lui le troisième patron le mieux payé des dirigeants du CAC 40.

Les actionnaires de Renault auront à nouveau l'occasion de se prononcer sur la rémunération du PDG cette semaine lors de l'assemblée générale annuelle du groupe. Le "say on pay" reste consultatif sur le montant de rémunération de l'exercice écoulé, mais devient contraignant sur la politique de rémunération à venir.

L'Etat et Carlos Ghosn se sont également affrontés en 2015 sur la question des droits de vote doubles. En février, le PDG de Renault-Nissan a déclaré que son principal actionnaire, qui détient actuellement près de 20% du capital, ne laisserait pas les deux partenaires de l'alliance aller jusqu'à une fusion.

Le projet de bonus de l'alliance vise à encourager Renault et son partenaire japonais, dont il détient 44%, à opérer davantage comme une seule et même entité sans aller jusqu'à modifier la structure capitalistique.

Il aboutirait à créer une nouvelle strate de rémunération des dirigeants qui échapperait à la supervision des actionnaires. Elle viendrait s'ajouter aux systèmes de bonus existants chez Renault, Nissan et Mitsubishi, dont Nissan a pris l'an dernier une participation de contrôle de 34%.

S'il se concrétise, un tel montage risque de susciter les critiques de certains investisseurs déjà préoccupés par les questions de salaire, de gouvernance, et par les inconnues liées à la procédure judiciaire engagée en France contre Renault pour "tromperie sur la qualité et les contrôles" à cause du dépassement des émissions diesel.

UNE CONTRIBUTION DE 8%

Selon la présentation du projet, l'alliance verserait 8% des synergies additionnelles dégagées chaque année, soit l'équivalent de 80 millions d'euros si l'arrivée de Mitsubishi permet un milliard d'euros de synergies.

Un tiers de cette somme serait réservé aux six principaux managers de l'alliance, dont Carlos Ghosn est actuellement président et directeur général. La nouvelle société "NewCo", établie aux Pays-Bas, serait détenue à 100% par une fondation indépendante, "évitant les sujets de parties apparentées" qui exigeraient une information des actionnaires des constructeurs. Les versements échapperaient aussi aux charges sociales françaises.

"Les montants versés via les contrats de service seraient publiés chaque année dans les comptes respectifs des membres (de l'alliance) - bien que les montants payés à chaque participant n'auraient pas légalement à être publiés", est-il ajouté dans le document.

Selon un mémo daté de début juin et accompagnant la présentation du projet, celui-ci est soutenu par Carlos Ghosn. Il est ajouté dans le mémo : "Le schéma, dans ses détails, est toujours en cours d'élaboration."

Ardea Partners, basée à Londres, a été fondée l'an dernier par Christopher Cole, ancien banquier de Goldman Sachs proche de Carlos Ghosn, en tant que société de banque d'investissement privée apportant "conseil stratégique et financier aux dirigeants, fondateurs et conseils d'administration des entreprises internationales de premier plan confrontées à des challenges complexes".

En 2013, Christopher Cole et ses équipes de Goldman Sachs ont travaillé sur l'étude d'une fusion pleine et entière entre Renault et Nissan, pilotée par Carlos Ghosn et un groupe de dirigeants de l'alliance et connu en interne sous le nom de "Projet Caterpillar".

L'étude a préconisé une fusion, mais Carlos Ghosn a finalement dévoilé l'année suivante un rapprochement purement opérationnel entre les deux groupes, avec la création de quatre grandes fonctions qui ont convergé en avril 2014.

"La ligne politique d'Ardea Partners est de ne jamais parler à la presse", a répondu le managing director d'Ardea. "Notre président est très vigilant sur ce point."

AG JEUDI

Le projet de Carlos Ghosn d'inciter financièrement à la coopération au sein de l'alliance peut être considéré comme une nouvelle preuve qu'il juge une fusion improbable pour pérenniser le géant automobile qu'il a bâti et dirigé ces douze dernières années.

Des sources ont dit à Reuters la semaine dernière que Carlos Ghosn était à la recherche d'un nouveau numéro deux opérationnel pour préparer sa succession. Les sources ont indiqué que plusieurs dirigeants étaient en lice en interne mais cette semaine, d'autres ont indiqué que Didier Leroy, haut responsable de Toyota, était lui aussi sur les rangs.

Le schéma des nouveaux bonus reviendrait aussi à augmenter la rémunération du poste de président, d'où Carlos Ghosn compte continuer à diriger la stratégie de l'alliance pendant encore plusieurs années, que son contrat à la direction générale de Renault soit ou non renouvelé en 2018.

Interrogé sur le projet, un banquier d'affaires haut placé en poste à Paris a répondu : "Cela fait parfaitement sens. La question est de savoir s'il parviendra à gérer la tempête que cela va provoquer."

Après le tollé soulevé après l'AG de 2016, le conseil d'administration de Renault a finalement décidé l'été dernier de réduire de 20% la part variable de la rémunération de Carlos Ghosn. Sa décision de renoncer en février 2017 à la direction générale de Nissan, pour n'en conserver que la présidence, pourrait aussi favoriser l'apaisement.

ISS, organisme influent de conseil aux actionnaires, a ainsi recommandé de voter cette année en faveur des résolutions sur la rémunération, alors que l'an dernier il avait appelé à voter contre. (Avec Gilles Guillaume pour le service français, édité par Dominique Rodriguez)