par Benjamin Mallet
PARIS, 29 novembre (Reuters) - EDF veut faire
appel à une nouvelle génération de soudeurs, de tuyauteurs ou
encore de chaudronniers français pour prolonger son parc
nucléaire et construire de nouveaux réacteurs, à l'heure où la
crise énergétique européenne entraîne un regain d'intérêt pour
l'atome, mais la main d'oeuvre risque de manquer.
Symbole des défis du groupe en matière de formation et de
recrutement, EDF a dû faire appel ces derniers mois à des
soudeurs venus des Etats-Unis et du Canada pour réaliser des
réparations liées aux problèmes de corrosion de certains
réacteurs.
L'électricien, qui a vu sa production nucléaire française
chuter cette année à son plus bas niveau depuis 30 ans en raison
de nombreux travaux de maintenance et de problèmes de corrosion
inédits, est engagé dans une course contre la montre pour
redémarrer un maximum de réacteurs avant l'hiver et ainsi éviter
des coupures.
L'enjeu pour l'entreprise, en passe d'être intégralement
renationalisée, est aussi de limiter l'effet pénalisant de la
baisse de sa production sur ses comptes, qu'elle a dû
continuellement revoir à la hausse depuis le début de l'année et
qui, selon les dernières estimations en date, s'élève à 32
milliards d'euros.
Afin de répondre aux besoins du parc existant et concrétiser
le projet de construction d'au moins six nouveaux réacteurs de
type "EPR2" sur près de 25 ans annoncé par Emmanuel Macron en
février - pour un montant estimé à 51,7 milliards d'euros -, EDF
se prépare à recruter massivement à travers le pays au cours des
prochaines années.
Le groupe a notamment parrainé la création d'une Haute école
de formation en soudage (Hefaïs), qui a ouvert ses portes le
mois dernier en Normandie et accueille une quarantaine
d'étudiants cette année, un chiffre qui devrait passer à 200 à
partir de 2023. Au total, EDF prévoit d'avoir besoin de plus de
1.000 soudeurs en 2030, soit deux fois plus qu'aujourd'hui.
"DES OBJECTIFS ASSEZ AMBITIEUX"
Les besoins dépassent toutefois très largement cette seule
catégorie. Selon EDF, la filière nucléaire française devra
embaucher 10.000 à 15.000 personnes par an sur la période
2023-2030, contre 5.000 par an sur 2019-2022. Sur ce total,
environ 3.000 recrutements annuels seraient liés au nucléaire au
sein du groupe, contre 2.500 sur 2019-2022.
"Ce sont des objectifs assez ambitieux", estime Clément
Bouilloux, responsable de la France au sein de la société de
conseil EnAppSys.
"Il est absolument essentiel qu'EDF trouve la bonne
main-d'œuvre, mais ce ne sera pas facile, d'autant plus qu'il
prévoit de construire plusieurs nouveaux réacteurs en même
temps. Nous n'avons pas connu une telle dynamique de
construction dans le nucléaire depuis les années 1970."
EDF cherche d'ores et déjà à attirer de la main d'oeuvre à
Penly, la centrale normande choisie pour la première paire
d'EPR2, dont la construction devrait commencer en 2024 et durer
une douzaine d'années.
Un accord de mobilité, signé avec le syndicats le 8
novembre, prévoit une série de mesures incitatives à destination
d'un premier contingent de quelque 70 salariés du groupe
attendus sur le site dès la mi-2023, soit un an avant le début
envisagé des premiers travaux préparatoires.
L'accord, que Reuters a pu consulter, inclut notamment une
indemnité égale à deux mois de salaire brut liée aux frais
engendrés par leur changement de résidence et un "pack
découverte" qui leur permettra de se renseigner sur
l'environnement autour du chantier.
"ON VEUT ATTIRER MAIS AUSSI FIDÉLISER LES SALARIÉS"
Il prévoit aussi un "pack mobilité EPR2" de 9.000 à 11.250
euros par salarié - d'aide au déménagement et à la recherche
d'un emploi du conjoint notamment - ; un soutien en matière de
garde ou de scolarité des enfants ; ou encore l'accumulation
d'un capital pour les salariés qui ne seront pas logés dans le
parc EDF, versé chaque année, dans la limite de cinq ans de
présence sur le chantier.
Selon des sources industrielles, les montants prévus sont
plutôt généreux par rapport aux standards d'EDF.
"Sur un chantier de ce type-là, on veut attirer mais aussi
fidéliser les salariés sur une durée suffisamment longue pour un
projet qui va durer", a déclaré à Reuters Patrice Risch,
directeur de l'emploi chez EDF.
Jean-Bernard Lévy, remplacé mercredi au poste de PDG du
groupe par Luc Rémont, a imputé au manque de personnel une
partie des difficultés rencontrées par l'entreprise pour régler
rapidement les problèmes de corrosion, d'autant que les travaux
ont lieu dans des zones d'exposition importante aux radiations.
Une centaine de soudeurs et de tuyauteurs venus des
Etats-Unis et du Canada - employés notamment par l'américain
Westinghouse - ont dû être été formés et habilités aux normes
françaises pour intervenir sur les réacteurs du groupe en
complément de près de 500 personnes déjà mobilisées.
Les syndicats et les dirigeants du secteur nucléaire ne
manquent pas de souligner les changements de cap des
gouvernements successifs, ces dernières années, à l'heure où la
crise liée à la guerre en Ukraine remet en lumière les vertus de
l'atome en matière d'indépendance énergétique et de lutte contre
le changement climatique.
En France, la construction du parc actuel de 56 réacteurs,
entre les années 1970 et les années 1990, a permis au pays de
devenir le premier exportateur d'électricité d'Europe.
Mais la filière a souffert dans les années 2010 de pertes de
compétences - qui ont fait du chantier de l'EPR de Flamanville
un chemin de croix -, de l'absence de nouveaux projets dans la
foulée de l'accident de Fukushima, survenu en 2011, et
d'annonces de fermetures de réacteurs.
Après avoir confirmé lors son premier mandat l'objectif de
son prédécesseur François Hollande de réduire la dépendance de
la France au nucléaire, Emmanuel Macron a cependant lancé peu
avant sa réélection le vaste chantier du renouvellement du parc
de centrales du pays.
"DISPOSER DES COMPÉTENCES LES PLUS POINTUES"
"On manque de bras parce qu'on n'a pas assez d'équipes
formées, et on sait notamment qu'un soudeur (ou) un tuyauteur,
il faut trois ans pour les former", a expliqué l'été dernier
Jean-Bernard Lévy.
"Pourquoi on n'a pas assez d'équipes formées ? Parce qu'on
nous a dit 'le parc nucléaire va décliner, préparez-vous à
fermer des centrales' (...) On n'a pas embauché des gens pour en
construire douze, on en a embauchés pour en fermer douze",
a-t-il ajouté en référence à l'actuel loi de programmation sur
l'énergie, qui doit être révisée en 2023.
Luc Rémont, avant même sa nomination officielle à la tête
d'EDF, a lui aussi mis en avant les défis du groupe en matière
de recrutements.
"Je suis convaincu que disposer des compétences les plus
pointues dans l'ensemble de la filière nucléaire est crucial
pour parvenir à relever le niveau de la production et pour
sécuriser aussi le grand programme industriel qui s'annonce avec
la construction des nouveaux réacteurs en France", a-t-il dit
fin octobre lors d'une audition à l'Assemblée nationale.
De source industrielle, on rappelle toutefois que les
conditions dans lesquelles travaillent les ouvriers qualifiés du
nucléaire sont souvent difficiles.
"Pour être un très bon soudeur, il faut être fait pour ça.
On parle quand même de gens qui travaillent avec (...) des
boules de métal dont la température de fusion est à 1.500°C (et)
qui sont parfois la tête en bas. Si on prend 500 demandeurs
d'emplois, cinq ans plus tard on n'a peut-être que cinq soudeurs
au niveau dont on a besoin", selon un soudeur spécialisé dans
les travaux du parc d'EDF.
L'industrie ne représente plus que 18% des emplois du
secteur privé en France, contre 26% il y a vingt ans, mais les
entreprises du secteur se plaignent régulièrement de manquer
d'une main d'oeuvre qualifiée qui inverserait ce déclin.
Dans le BTP, les chantiers de nouveaux réacteurs nucléaires
devront aussi faire face à la concurrence d'autres grands
projets d'infrastructures, tels que le Grand Paris Express
(nouvelles lignes de métro autour de Paris) et la liaison
ferroviaire transalpine Lyon-Turin.
(Avec Silvia Aloisi et Leigh Thomas, édité par Blandine
Hénault)