Lorsque Boeing et Airbus annoncent des contrats avec des compagnies aériennes, ils font toujours référence à des "prix catalogue". Leurs clients aussi du reste. Ces tarifs, mis à jour régulièrement, ont longtemps été faciles à trouver parce que les industriels les publiaient. Voilà par exemple le genre de documents qu'on trouvait sur le site internet d'Airbus il y a 5 ans :

Prix Airbus

Le groupe européen a toutefois cessé de les afficher en 2019. Boeing continue à le faire, comme le montre cette capture réalisée en mai 2023 sur la page https://www.boeing.com/company/about-bca/ du groupe américain :

Prix Boeing

Ainsi quand Ryanair annonce une commande potentielle de 300 B737MAX10 le 9 mai 2023 pour "plus de 40 milliards de dollars au prix catalogue", on comprend que ce prix est égal à 300 X 134,9 M$, soit 40,5 Mds$. Toutefois, c'est du flan. La compagnie irlandaise ne paiera jamais ce montant. Les listes précitées fournissent un prix moyen par appareil, censé constituer un étalon pour un avion en configuration standard. Pourtant, aucun client n'a jamais acheté un avion au prix catalogue. John Leahy, l'ancien chef des ventes d'Airbus, cabotinait régulièrement en expliquant que, durant toute sa longue carrière, un seul client avait payé le prix catalogue. Il s'agissait d'un homme fortuné ayant acquis un Airbus en configuration jet d'affaires.

De quoi le prix d'un avion est-il constitué ?

 Avant d'entrer dans le détail du vrai prix de vente d'un avion, faisons un bref retour sur le coût de production. Airbus ou Boeing assemblent des appareils à partir de pièces produites en interne ou par l'important réseau de sous-traitance qu'ils ont constitué. Les études montrent que l'aérostructure (fuselage, ailes, empennage et nacelles recevant les réacteurs) représente environ 35% du coût d'un appareil, pour 25% aux réacteurs. Les 40% restants sont répartis entre les câblages (15%), les équipements avioniques (15%) et les trains d'atterrissage (5%). Et l'équipement de la cabine, qui ne représente au final que 5% des coûts. Cette échelle varie d'un modèle à l'autre, mais les grandes proportions sont conservées lorsqu'il s'agit de bimoteurs.

A la tête du client

Au-delà de l'anecdote amusante de John Leahy, beaucoup de paramètres entrent en ligne de compte lorsqu'il s'agit de déterminer à quel prix sera vendu un appareil. Cela dépend du type d'avion, de l'âge de la gamme, du nombre commandé, de l'aménagement intérieur, de l'habileté des négociateurs, de la période... etc. Le duopole en place pourrait pousser Airbus et Boeing à se partager le gâteau en s'entendant sur les prix. Mais ce n'est pas vraiment le cas parce que tous les coups sont permis, surtout la bataille des "ristournes".

Attention, je ne parle pas de rabais de 5% signés sur un coin de nappe. On se situe plutôt dans une zone à deux chiffres qui atteindrait régulièrement, selon quelques bons contacts sectoriels, 50% pour les monocouloirs. Parfois, c'est même plus. Pour les gros porteurs, les soldes sont moins importants, comme le montrent certaines indications distillées çà et là par des compagnies aériennes ou des loueurs qui crèvent, rarement, la chappe de plomb qui entoure les contrats.

La théorie et la pratique

Pour illustrer tout cela, je vais m'appuyer sur un commentaire de l'Agence Moody's un peu ancien (2018) mais très évocateur. Il concerne un contrat annoncé par la compagnie JetBlue, qui avait commandé 60 A220-300 à Airbus. L'A220, c'était le nouveau nom du CS300 tout juste racheté à Bombardier. En 2017, un CS300 valait un peu moins de 90 millions de dollars au prix catalogue. Ainsi, la commande de JetBlue représentait en théorie plus de 5 milliards de dollars. Mais Moody's estimait que la compagnie n'avait payé que 1,4 à 1,7 milliard de dollars, soit... entre 23 et 28 millions de dollars par appareil ! Pour quelles raisons ?

  • D'abord, parce que le prix de base du CS300 était trop élevé, ce qui explique en partie ses méventes et la nécessité d'adosser le programme à Airbus pour en réduire le coût.
  • Ensuite, parce que les contacts industriels de Moody's, qui s'appuient sur des données purement économiques, tendent à démontrer que la valeur de marché réelle du CS300 est de l'ordre de 35 millions de dollars.
  • Enfin, parce qu'Airbus a besoin d'insuffler une nouvelle dynamique à l'appareil en signant rapidement des contrats emblématiques, ce qui est tout bénéfice pour JetBlue.

Au final, le transporteur américain a probablement bénéficié d'une décote de 66 à 72% sur le prix théorique d'origine (trop élevé), ou de 20 à 34% sur le prix de marché réel (celui qu'Airbus et Boeing s'emploient à ne pas trop divulguer). On mesure le gouffre qu'il existe entre la fourchette basse de l'estimation, 1,4 milliard de dollars, et le "prix catalogue" de plus de 5 milliards de dollars.

Deuxième démarque

On pourrait croire cette situation exceptionnelle, compte tenu du statut particulier de CS300 rebaptisé A220-300, mais il n'en est rien. Et plus les commandes sont grosses, plus les rabais sont conséquents, c'est logique.

Les avionneurs sont aussi capables de faire de gros efforts pour piquer un client historique au rival. En effet, si les compagnies classiques ont tendance à commander des appareils à la fois à Airbus et Boeing pour ne pas mettre tous leurs œufs dans le même panier, les transporteurs low-cost sont généralement monomarques pour simplifier leur organisation.

Dans le cas du contrat de Ryanair en 2023, il faut savoir que Boeing est le fournisseur attitré du groupe irlandais, qui a probablement fait jouer la concurrence avec Airbus pour tirer les prix vers le bas. Avant donc de rempiler avec Boeing… qui savait que son client aurait hésité à deux fois avant d'avoir à former tous son personnel navigant et toutes ses équipes au sol à l'univers Airbus. L'inverse serait aussi vrai, par exemple avec easyJet, qui vole en tout-Airbus.

A l'heure où les obligations de transparence des entreprises se renforcent, la communication autour du "prix catalogue" peut paraître incongrue. Mais les sociétés ne sont pas dans l'illégalité car elles peuvent se retrancher derrière le secret commercial, dans la mesure où la connaissance systématique du prix réellement payé créerait des fâcheux précédents dans les négociations avec les compagnies et dans les rapports entre avionneurs eux-mêmes.

Vous savez maintenant qu'il faut vous méfier des effets d'annonce.