Le chef de l'Etat a diverses raisons d'observer une prudente discrétion, ne serait-ce que pour ne pas prendre le risque de faire capoter ce qui pourrait aboutir à la formation du numéro un de l'aéronautique mondiale.

L'extrême sensibilité de la classe politique française aux questions de souveraineté économique en est de toute évidence une, alors qu'il a déjà fort à faire pour éviter que sa majorité s'écharpe sur la ratification du pacte budgétaire européen.

"Si à l'occasion de la création de cette holding EADS-BAE se posait la question du retrait de l'Etat d'EADS, alors il y aurait un affrontement au sein du PS, c'est clair", a dit à Reuters l'ancien ministre socialiste de la Défense Paul Quilès.

Pour ce proche de l'aile gauche du PS, il est difficile d'imaginer que l'Etat français sorte d'EADS "pour faire plaisir à BAE" - "Si jamais c'était le cas, ce serait une erreur."

Le sénateur socialiste et vice-président de la commission de la défense du Sénat Daniel Reiner juge a contrario que maintenir une présence de l'Etat au capital et au conseil d'administration de la future entité n'est pas nécessaire.

"L'expérience prouve que si on veut pouvoir exporter à des prix raisonnables, il faut avoir des formes agiles et souples", dit-il. "On ne peut plus avoir les arsenaux du siècle dernier."

Un débat entre "anciens", partisans de l'intervention publique, et "modernes", à la fibre plus libérale, traverse aussi le gouvernement, à en croire une source proche du dossier.

Il est probable qu'une éviction de l'Etat susciterait également une levée de boucliers à droite, comme en convient le sénateur UMP Jacques Gautier, vice-président de la commission des affaires étrangères et de la défense au Sénat.

UNE GOUVERNANCE BOULEVERSÉE

"Je pense que certains de nos amis très nationalistes vont camper sur la souveraineté française", a-t-il dit à Reuters.

Or il ne fait guère de doute qu'un rapprochement entre le constructeur aéronautique européen et le groupe britannique se soldera par un bouleversement de la gouvernance du premier, ne serait-ce que parce que la part de l'Etat français dans EADS devrait mécaniquement tomber de 15% à environ 9%.

Selon le Financial Times, qui cite des sources proches du groupe britannique, BAE a mis en garde EADS contre toute ingérence politique dans la future entité si elle voit le jour et menacé de se retirer des discussions dans le cas contraire.

Pour BAE, la fusion éventuelle doit créer "un groupe commercial, avec un conseil d'administration équilibré et libre de toute influence politique", précise le Financial Times.

Ce que l'on confirme en France de source industrielle :

"Le pacte d'actionnaire (d'EADS) sera caduc", explique-t-on. "Il faudra régler le cas des Etats français et allemands, c'est la plus grosse question. Il faut définir les pouvoirs de l'Etat français. Les droits qu'il a avec les Allemands ce serait fini."

Tout en admettant la nécessité de constituer des champions européens compétitifs, toute une frange de la classe politique française ne verrait pas sans douleur se tourner cette page de l'histoire industrielle française et européenne.

"S'il n'y avait pas eu à l'origine du côté français une forte implication de l'Etat, on n'aurait peut-être pas d'avions européens aujourd'hui", souligne le député PS Pierre-Alain Muet, qui fut un conseiller du Premier ministre Lionel Jospin à la fin des années 1990 lors de la constitution d'EADS. "Donc il y a une histoire à laquelle nous sommes attachés."

Pour Paul Quilès, les temps ont changé depuis qu'il proposait à la fin des années 1990, quand il présidait la commission de la défense de l'Assemblée nationale, une fusion comme celle qui se négocie.

QUE FAIRE DE DASSAULT ?

L'opération proposée aujourd'hui, dit-il, risque d'être un "marché de dupes" s'il s'agit de permettre à BAE d'accéder aux marchés civils où EADS est fort, en échange d'un accès d'EADS au marché militaire américain.

"Compte tenu des règles draconiennes des Américains (...) ça ne sera pas possible", estime-t-il. "Il ne faudrait pas que ce projet, qui avait il y a 15 ans une vraie logique européenne, se traduise par des conséquences qui ne soient pas très bonnes pour l'Europe par rapport aux marchés américains."

Et de souhaiter plus de transparence sur les objectifs poursuivis par l'opération en discussion.

Si Jacques Gautier se montre plus enthousiaste, il pointe le risque que cette opération se fasse au détriment du "tandem national" Dassault Aviation - Thalès, ce qui ne manquerait pas de susciter des remous politiques en France.

"Ça pose un problème au gouvernement qui va devoir faire un choix", souligne-t-il. "Il me semble que si on devait avancer vers cette fusion, cela obligera et Safran et Thalès et certainement Dassault à réfléchir à certains rapprochements."

"Dassault a joué la carte du nationalisme. C'est fini", renchérit-on de source industrielle française.

Un avis partagé par Daniel Reiner, pour qui il ne sera possible de sortir du dilemme qu'en élargissant l'opération à Thalès et Dassault, voire à l'italien Finmeccanica.

"Ça éviterait les luttes fratricides et les querelles sur les marchés à l'exportation", souligne le sénateur socialiste.

A gauche comme à droite, les responsables politiques demandent en tout état de cause des garanties, notamment quant au contrôle du volet stratégique des activités des filiales d'EADS, comme les missiles nucléaires, et aux conséquences pour l'emploi d'une éventuelle fusion avec BAE.

Avec Matthias Blamont, édité par Patrick Vignal

par Emmanuel Jarry