À 94 ans, le légendaire "Oracle d’Omaha" passe enfin le relais après six décennies de règne incontesté à la tête de l’un des plus puissants conglomérats capitalistiques de l’histoire américaine. 

"Je n’ai aucune intention, absolument aucune, de vendre une seule action de Berkshire Hathaway", a-t-il martelé, recueillant une ovation de deux minutes. 

Son départ ne signifie pas un retrait complet : il restera président du conseil d’administration, tandis que Greg Abel, vice-président chargé des activités non-assurantielles, prendra les rênes exécutives à compter du 1er janvier 2026. Cette transition, anticipée mais précipitée par l’effet de surprise de son annonce, marque une page solennelle dans les annales de la finance contemporaine. 

"Je suis convaincu que l’avenir de Berkshire sous la direction de Greg sera encore meilleur que sous la mienne."

La mécanique d’une succession longuement préparée 

La nomination de Greg Abel n’est pas une surprise en soi. Depuis 2021, Buffett avait publiquement désigné ce Canadien natif d’Edmonton, amateur de hockey et homme discret, comme son successeur. À 62 ans, Abel a gravi les échelons avec constance, supervisant depuis 2018 l’ensemble des entreprises non liées à l’assurance. Il a également commencé à reprendre, l’année dernière, certaines des fonctions de répartition de capital historiquement détenues par Buffett.

Les branches assurantielles, piliers financiers de Berkshire (notamment Geico, General Re et National Indemnity), continueront de relever d’Ajit Jain, autre vice-président respecté et collaborateur de longue date. Cette gouvernance bicéphale devrait garantir la continuité stratégique, tout en permettant à Abel d'imprimer sa marque.

Une architecture d’investissement inimitable

Depuis sa prise de contrôle de Berkshire en 1965 (alors simple fabricant textile moribond) Buffett n’a cessé de bâtir un édifice financier hors norme. À l’instar des cathédrales médiévales, chaque pierre a été posée avec patience et sagesse. Aujourd’hui, Berkshire Hathaway est un empire composé de 189 filiales opérant dans l’assurance, le rail (BNSF), l’agroalimentaire (Dairy Queen, See’s Candies), l’énergie et bien sûr, les investissements financiers. 

Entre 1965 et 2024, les actions de Berkshire Hathaway se sont appréciées à un rendement annualisé de 19,9% (soit presque le double du S&P 500 à 10,4%) ! 

Buffett a su exploiter une source de financement d’une efficacité redoutable : le "float" généré par les primes d’assurance non encore utilisées pour indemniser les sinistres. Cette ressource, à faible coût et sans échéance de remboursement, constitue l’un des leviers essentiels de sa performance. Contrairement à un investisseur traditionnel exposé aux appels de marge, Buffett a pu manœuvrer avec souplesse et long terme.

Comme le souligne le chercheur Andrea Frazzini : "Sa performance repose sur trois piliers : acheter des entreprises de grande qualité à faible risque à un prix raisonnable, utiliser un levier financier mesuré (estimé autour de 1,6) et surtout, rester fidèle à une stratégie efficace sur une très longue durée." 

Le mythe Buffett au-delà des chiffres

Si la performance de Berkshire a été remarquable (doublant quasiment, sur le long terme, le rendement du S&P 500), ce qui distingue véritablement Warren Buffett est peut-être moins l’ingéniosité financière que l’art de la constance et de la confiance. Il ne s’agit pas simplement d’empiler des titres à rendement élevé. Identifier des entreprises durables, résilientes et dotées d’un capital humain de qualité est une affaire de jugement affûté, parfois contre-intuitif. Nombreux sont les investisseurs à tenter d’imiter sa recette en se ruant sur les actions à faible volatilité et à haut retour sur fonds propres. Peu ont réussi.

Buffett, lui, a cultivé une réputation presque mystique. Sa sagesse patiente, son style modeste, son humilité désarmante lors des réunions annuelles d’Omaha (de véritables messes économiques) ont consolidé autour de lui une aura de confiance inébranlable. C’est cette image qui a permis à Berkshire d’encaisser des périodes de sous-performance sans panique des actionnaires.

Des paris emblématiques et des erreurs assumées

Parmi les succès retentissants de Buffett figurent The Coca-Cola Company, American Express, Wells Fargo (historiquement), mais aussi Apple, devenu l’un des piliers du portefeuille de Berkshire. Ce dernier investissement, amorcé en 2016, a bouleversé les habitudes du nonagénaire, historiquement prudent face à la tech. Ce fut un coup de maître : Apple représente aujourd’hui plus de 40 % du portefeuille coté de Berkshire. 

Mais Buffett n’est pas infaillible. Il reconnaît volontiers ses faux pas : Kraft Heinz, IBM, ou encore les compagnies aériennes vendues au plus bas pendant la pandémie. Cette humilité, rare à son niveau de notoriété, est sans doute une clé de sa longévité. 

"Le pire investissement que j’ai fait ? Probablement Dexter Shoe Company, payée en actions Berkshire… ce qui en fait une erreur de plusieurs milliards aujourd’hui."

L’après Buffett : continuité ou renouveau ?

Alors que Greg Abel s’apprête à succéder à l’un des plus grands investisseurs de tous les temps, les interrogations fusent : pourra-t-il faire vivre l’esprit de Berkshire sans être dans l’ombre perpétuelle de son fondateur ?

Abel, réputé discret, travailleur acharné et pragmatique, a été formé dans l’ombre de Buffett. Il n’a pas son charisme, ni son entregent médiatique, mais possède la confiance pleine et entière du maître. L’un des défis majeurs sera la répartition du capital, fonction stratégique et hautement symbolique.

Par ailleurs, l’autre fils de Buffett, Howard, devrait occuper le rôle de président non exécutif à terme, en tant que gardien de la "culture Berkshire". Ce dispositif vise à assurer la pérennité de l’identité de l’entreprise : un conglomérat patient, éthique et pragmatique, tourné vers l’intérêt des actionnaires de long terme.

Avec plus de 347 milliards de dollars en liquidités, Berkshire est assis sur une montagne de poudre sèche prête à être utilisée pour de futurs investissements d’envergure. Buffett pourrait encore avoir un rôle décisif si une acquisition majeure se présentait d’ici son retrait complet.

Un legs financier et moral hors du commun

Le retrait de Warren Buffett ne signe pas seulement la fin d’un chapitre économique. Il clôt une époque où la vertu, la patience et l’intégrité ont été les boussoles d’un empire bâti sans artifice.

Buffett laisse derrière lui non seulement un portefeuille d’actifs colossal, mais un testament moral incarné dans ses célèbres lettres aux actionnaires, modèles de pédagogie financière et de bon sens capitalistique. Sa fortune, quasi entièrement investie en actions Berkshire, sera léguée à des œuvres caritatives via la fondation de ses enfants.

"La meilleure chose à faire avec ma richesse est de la redistribuer à ceux qui en ont le plus besoin."

La fin d’une ère, le début d’un mythe

Le départ de Warren Buffett de la direction générale de Berkshire Hathaway marque un tournant historique. Il s’efface sans bruit, avec la même élégance stoïque qui a guidé chacun de ses choix. Rarement un dirigeant aura laissé une empreinte aussi profonde sur le capitalisme mondial, sans jamais céder aux modes ni aux promesses vaines.

Buffett ne fut pas simplement un investisseur de génie. Il fut un bâtisseur de confiance, un architecte d'institutions durables, un conteur captivant de la sagesse économique. À l’heure où les marchés bruisseront bientôt sans sa voix familière, une certitude demeure : l’ombre bienveillante de l’Oracle d’Omaha continuera d’imprégner les décisions de ceux qui s’efforcent de conjuguer rigueur financière et responsabilité morale.

La légende est écrite. Le mythe commence.