Le premier groupe mondial de santé optique se reveille

Alors que l'action a évolué pendant plus de 5 ans dans un range défini entre les 95 et 130€, les résultats très convaincants de 2019, la finalisation de l'opération de fusion franco-italienne, la résilience de la valeur pendant la première phase de la crise et plus récemment l'acquisition de Grandvision ont enfin convaincu les opérateurs.

Un mariage longtemps contesté et une lutte pour le pouvoir

Tandis que certains se sont arraché les cheveux sur les problèmes de gouvernance, les relations tendues entre Del Vecchio et Sagnières et le potentiel déplacement du siège social, d'autres n'ont pas hésité à se jeter sur la valeur, reconnaissant que celle-ci présente des caractéristiques liées à la fois à la technologie, au luxe et à la santé. Un cocktail particulièrement prisé par les investisseurs.

Avec plus de recul, on comprend que la fusion des deux entités en 2018 a donné naissance à un mastodonte de l'optique, ne laissant que peu de place à la concurrence. Aujourd'hui Essilor Luxottica occupe 31% des parts du marché équipé, loin devant le groupe japonais Hoya qui se positionne second avec 13%. La stratégie du géant franco-italien est plutôt claire : miser à la fois sur la croissance externe avec des acquisitions stratégiques et surfer sur la mégatendance de la santé (vieillissement de la population et croissance démographique) et la lunette haut de gamme pour maintenir sa croissance organique. Le groupe s’installe désormais sur l'ensemble de la chaîne verticale de production et contrôle en effet chaque étape du processus, du développement jusqu'à la vente au consommateur final.

relations entre les différents départements du groupe. DEU Essilor Luxottica
Relations entre les différents départements du groupe. DEU Essilor Luxottica

Le marché de la lunette

Le marché concerné par les produits du groupe semble sans frontière, il est estimé à environ 100 milliards d'euros et augmente chaque année. Un adulte européen ou américain sur deux souffre de myopie et en 2050 c'est près de la moitié de la population qui sera affectée par une myopie plus ou moins grave (merci les écrans et la myopie comportementale !). Et cela, sans compter que tout le monde peut éprouver le besoin d'acheter des lunettes de soleil. En faisant un petit calcul, on comprend alors que le groupe a encore bien du chemin à parcourir et ne s'adresse qu'à 18% du marché mondial selon les estimations de CA pour l'année 2021 et considérant que 2% de celui-ci provient de la vente d'équipements pour usines et laboratoires. Le constat est donc simple, vous n'arrivez pas trop tard.

Le groupe couvre l'ensemble des segments de marché. Parmi eux, on peut citer les verres ophtalmiques, les lentilles de contact, les lunettes prémontées, les montures optiques et les lunettes de soleil. Les 11 000 brevets du groupe, le succès de la marque Varilux ainsi que les 2000 nouveaux produits développés chaque année donnent une idée du positionnement de l'entreprise en matière d'innovation. Chaque année depuis 2019 le groupe investit un peu plus de 3.5% de son chiffre d'affaires en recherche et développement, soit environ 600 millions d'euros.

Segmentation de l’industrie de l’optique ophtalmique et de la lunetterie en 2020 (%). DEU Essilor Luxottica.

Segmentation de l’industrie de l’optique ophtalmique et de la lunetterie en 2020 (%). DEU Essilor Luxottica.

 

Les points forts du groupe

Parmi les points forts du groupe, on peut citer son portefeuille de marques, sa maîtrise de la logistique (centres de distribution situés au plus proche des principaux marchés) ainsi que son positionnement sur l'ensemble de la chaîne de production. Comme dans la plupart des entreprises, le réseau de distribution d'Essilor Luxottica se décompose entre le commerce de gros, couvrant ici plus de 150 pays avec 50 filiales et 50 distributeurs indépendants dans les pays moins développés, et la vente au détail qui se résume à 6 735 magasins et des marques qui sont principalement sous la licence de Luxottica telles que LensCrafters, Pearle Vision, OPSM, Ray-Ban, Oakley et bien d'autres. Le groupe a aussi une très forte présence digitale (Ray-ban.com, Oakley.com, SunglassHut.com), un point apprécié par de nombreux analystes et qui explique la reprise rapide du titre pendant la crise.

Principaux pays dans lesquels les produits sont distribués. DEU Essilor Luxottica.

Principaux pays dans lesquels les produits sont distribués. DEU Essilor Luxottica.

Le secret de la réussite récente réside également dans la composition de l'équipe du groupe qui se démarque par des statistiques impressionnantes: parmi les 140 000 salariés, 57% sont des femmes et 47% sont âgés de moins de 35 ans. Ces chiffres expliquent aussi en partie la note A- du pilier social des critères ESG accordé ici par PricewaterhouseCoopers (PWC).

Un réseau mondial unique. DEU Essilor Luxottica.

Un réseau mondial unique. DEU Essilor Luxottica.

Exercice 2020

Le groupe a essayé tant bien que mal de s'adapter aux changements de l'environnement commercial et à la fermeture momentanée de nombreux centres commerciaux. Leur transformation digitale s'est accélérée et la période covid a été l'occasion de mettre en place des solutions de prise de rendez-vous en ligne, de géolocalisation plus efficace de leurs magasins et une étude approfondie de l'expérience client sur les plateformes en ligne. En plus des aides gouvernementales mises en place dans certains pays, Essilor Luxottica a investi 160 millions d'euros pour protéger les salariés dans les situations les plus précaires, leur permettant ainsi de conserver leur poste. Pour diminuer ses coûts et préserver sa trésorerie, le groupe a suspendu son opération de rachat d'action qui avait démarré le 17 mars, reporté les rémunérations des dirigeants et négocié avec les fournisseurs et les propriétaires de magasins. Pour autant, on notera qu'en décembre, le conseil d'administration a choisi de verser un acompte sur dividende de 1.15€ par action.

Sur ce même exercice, le groupe a lancé l'offre Ray-Ban Authentic (première association de la marque préférée des consommateurs avec les verres de pointe Essilor), renouvelé les licences d'exploitation de Dolce&Gabbana et Versace, placé avec succès une émission obligataire de 3 milliards d'euros avec des maturités de 3.6, 5.6 et 8 ans pour un coupon moyen de 0.46% et annoncé un partenariat avec Facebook pour le développement de lunettes intelligentes commercialisées sous la marque Ray-Ban à un prix de 300$. La lunette embarque une double caméra, des haut-parleurs discrets et un réseau audio à trois microphones. Vous connaissez la GoPro ? Le kit main libre ? La marque Ray-ban ? Eh bien imaginez l'association des trois.

Enfin, 2020 a été marquée par le départ à la retraite d'Hubert Sagnières ainsi que celui de son “ami” Leonardo Del Vecchio. Ils demeurent respectivement Vice-Président non-exécutif et Président non-exécutif. Ce double départ s'explique par le respect du principe d'équilibre des pouvoirs établi lors du rapprochement des deux entreprises. En réalité l'italien sort grand gagnant de cette lutte qui aura duré deux ans. Étant actionnaire principal, il a été en mesure de placer ses hommes dont Francesco Milleri (nouveau Directeur Général) fait partie. Paul de Saillant est quant à lui nommé Directeur Général Délégué. La fin de ce combat de coq est sans aucun doute l'une des raisons pour lesquelles les investisseurs se sont de nouveau intéressés au titre.

Sur l'exercice, le groupe a généré un chiffre d'affaires de 14.4 milliards d'euros, en baisse de 17% par rapport à 2019. Le BNA est quant à lui passé de 2.44€ à 0.19€. Le titre s'échangeait donc à 671 fois les bénéfices alors que le PER moyen entre 2011 et 2019 gravitait autour des 30.

Exercice 2021

L'exercice 2021 d'Essilor Luxottica s'articule autour de trois points: des résultats meilleurs que ceux de 2019, des opérations sur capital, ainsi que l'acquisition de GrandVision, qui trainait depuis 2019.

  • Les résultats

Le chiffre d'affaires du premier trimestre 2021 est une bonne entrée en la matière. Celui-ci est en hausse de 2% à taux de change constants par rapport à 2019 et cela en dépit du contexte pandémique. Le E-commerce a quant à lui explosé, en progression de 61% par rapport à la même période.

Le deuxième trimestre est encore meilleur avec une surperformance de la région Amérique du Nord. Le E-commerce a toujours le vent en poupe, en hausse de 66% à taux de change constants par rapport à 2019. Les ventes en ligne représentent alors 9% du chiffre d'affaires total. Ces deux premiers trimestres expliquent alors la croissance de 35% du résultat opérationnel semestriel par rapport à 2019. La marge opérationnelle est quant à elle en hausse de 130 points de base et le FreeCashFlow atteint un record historique à 1.2 milliards d'euros. Le groupe profite de ces bons résultats pour annoncer leur envie de se développer avec une nouvelle approche dite "durable" nommée "Eyes on the Planet" et construite autour de cinq piliers : carbone, circularité, bonne vision dans le monde, inclusion et éthique. Autant sur le point social, l'entreprise a su montrer son engagement, reste maintenant à voir comment celle-ci va concrétiser ses envies de circularité. Il convient de souligner que les montures de lunettes sont composées à 35% de métal, 42% de plastique injecté et 23% d'acétate.

Enfin, l'excellence se poursuit avec les résultats du groupe sur le troisième trimestre. A périmètre comparable (c’est-à-dire sans prendre en compte GrandVision dont nous parlerons juste après) on retrouve une hausse du chiffre d'affaires de 9%, une croissance à deux chiffres en Amérique du Nord, et une accélération dans les régions EMEA et Amérique latine. On notera tout de même que la tendance est toujours négative en Asie. Sur ce troisième trimestre, le E-commerce représente 8% du CA, traduisant la reprise progressive de la consommation en magasin.

  • Les opérations sur capital

Concernant les opérations en capital, l'assemblée générale a décidé en juin de donner la possibilité aux actionnaires de recevoir le paiement de leur dividende en actions. Le prix des actions nouvelles est fixé à 124,7€ et ce sont 2 687 685 actions qui ont été émises, représentant 0,6% du capital social du groupe. Une opération habile pour transformer une sortie de trésorerie en capital. Un peu plus tard en août, Essilor Luxottica a annoncé le lancement d'un programme de rachat d'action, surement dans la poursuite de celui qui avait été initié et brutalement arrêté en mars 2020. Cette nouvelle a été bien accueillie par les investisseurs et montre la confiance du groupe dans ses perspectives futures. Les deux millions d'actions rachetées sont destinées à être distribuées ou cédées aux salariés et mandataires sociaux dans le cadre de la participation aux résultats, de versement d'actions gratuites ou d'options d'achat.

  • Acquisition de GrandVision

Le projet d'acquisition de GrandVision N.V. par Essilor Luxottica, annoncé le 31 juillet 2019, a été autorisé par les autorités nationales de la concurrence dans les pays où les deux groupes opèrent (quelques obstacles ont cependant été rencontrés en Europe). Ces processus anti-trust ayant pris un certain temps, on comprend pourquoi l'opération a été si longue à mettre en place. Mais ce n'est pas l'unique raison qui explique ce retard. En effet, Essilor Luxottica accusait Grand Vision de manquements vis-à-vis de la gestion du groupe pendant la phase Covid, sachant pertinemment que le groupe allait changer de main.

Après de nombreux échecs d'Essilor Luxottica dans leur tentative de récupération d'informations de la part de Grandvision sur leur gestion, le tribunal arbitral a jugé que le groupe avait le droit de mettre fin à l'acquisition de Grandvision en raison des violations de l'entreprise à ses obligations. Finalement, les deux entreprises trouvent un terrain d'entente et le conseil d'administration d'Essilor Luxottica approuve la finalisation de l'acquisition de la participation de 76,72% d'HAL dans GrandVision à un prix de 28.42€ par action en juillet 2021. En octobre, Essilor Luxottica lance une offre publique obligatoire sur le solde des actions et Grandvision recommande l'apport à l'offre. Le résultat de cette offre a été publié aujourd’hui par le groupe acheteur. Essilor Luxottica détient désormais plus de 99,7% des actions GrandVision et à l’ intention de lancer, dès que possible, le retrait de la cote. Le coût total de l'opération d’acquisition est d’environ 7.2 milliards d'euros. 

L'acquisition de Grand Vision permet à Essilor Luxottica de doubler son nombre de points de ventes au détail et va certainement conduire à des synergies de distribution entre les marques déjà consolidées et celles qui viennent d'être acquises.

Les perspectives à court terme

L'exercice 2022 sera le premier sur lequel Essilor Luxottica consolidera GrandVision. Le consensus pour le CA 2022 (17 analystes) s'établit à environ 22,7 milliards d'euros. Un chiffre qui me semble assez conservateur au vu du CA de GrandVision sur l'année 2019, la croissance de 7.4% du CA d'Essilor Luxottica entre 2018 et 2019 et les résultats des 9 premiers mois de 2021. Cependant, rappelons que la commission antitrust européenne a accepté l'opération d'acquisition à condition que Ray-Ban vende un total de 351 magasins en Italie, aux Pays-Bas et en Belgique. En plus de prendre ce facteur en compte, les analystes se doivent de considérer les risques macroéconomiques et ceux relatifs à l'exécution du plan d'intégration de Grand Vision. Le nouveau groupe peut potentiellement rencontrer des difficultés dans la mise en place des synergies souhaitées. On notera que les opérations répétées de croissance externe, la fusion de 2018 et le caractère exceptionnel de l'exercice 2020 rendent le diagnostic financier du titre assez complexe. 

Quelques faits comptables

Avant fusion, le bilan d'Essilor grossissait d'environ 14% chaque année. Entre 2018 et 2019 puis entre 2019 et 2020 il était en croissance de 6.2 et 8.4% respectivement. Entre 2018 et 2021 les dettes long terme non convertibles du groupe se sont nettement alourdies, passant de 2.9 milliards d'euros à 10,5 milliards au premier semestre 2021. Pour autant la dette nette n'a pas beaucoup bougée, cela à cause d'une trésorerie massive qui pèse plus de 11 milliards d'euros à la fin du premier semestre 2021. Une trésorerie que l'on s'attend à voir glisser vers les actifs immobilisés dans les comptes annuels 2021, après le paiement des titres Grandvision. En prenant un peu de recul sur le bilan du groupe, on se rend compte que la société est loin de faire face à des problèmes de liquidité ou de solvabilité (Current ratio > 2, Debt/Equity = 33%). Le BFR est relativement stable d'année en année et représente 60 jours de CA en prenant en compte les chiffres estimés de 2021. Lorsque l'on regarde en détail les délais moyens de règlement des clients (environ 60 jours) et de paiement des fournisseurs (100 jours), cela nous laisse penser que le géant de l'optique utilise sa position de leader pour optimiser la gestion du BFR. La marge brute du groupe gravite autour de 60% et sa marge opérationnelle se hisse à 18.3% sur le premier semestre 2021. On notera que la marge brute est relativement élevée vis-à-vis des quelques groupes concurrents, mise à part Hoya qui n'évolue pas uniquement sur le segment des solutions optiques.

Après un passage compliqué et une véritable lutte pour le pouvoir, Essilor Luxottica semble attaquer une période plus prospère. Les bénéfices du rapprochement entre les deux entreprises vont pouvoir s’exprimer, d’autant plus avec le rachat de Grandvision qui donne une force de frappe supplémentaire dans la distribution. La dynamique positive dans laquelle se trouve le groupe explique l’appréciation du cours de l’action, désormais richement valorisée. Pour autant, cette hausse ne semble pas superflue au vu des actifs de qualité que détient le groupe. Les indicateurs Zonebourse nous amènent à être plutôt optimistes sur le dossier.