Répondre à cette question, c’est d’abord replonger dans un tournant historique du capitalisme américain : le démantèlement de l’empire Rockefeller, survenu il y a plus d’un siècle. Lorsque la Standard Oil of New Jersey s’implante en France en 1902, elle opère sous cette appellation jusqu’en 1911, année où l’empire Rockefeller est éclaté en plusieurs entités indépendantes. C’est à ce moment-là qu’elle prend le nom d’Eastern States Standard Oil, abrégé en "ESSO", un acronyme directement hérité de son appartenance à la Standard Oil (“S” - “O”). C’est donc par cette filiation qu’Esso s’est établi en France.
Pour rappel, Standard Oil était une société de raffinage et de distribution de pétrole fondée par John D. Rockefeller. Elle est rapidement devenue la plus grande raffinerie de pétrole du monde à la fin du XXème siècle, grâce à une série de pratiques anticoncurrentielles et souvent controversées. À son apogée, Standard Oil contrôlait environ 90% de la production de pétrole des États-Unis, ce qui lui a valu d'être considérée comme un monopole. La situation changea avec l'adoption du Sherman Antitrust Act de 1890, une loi fédérale destinée à combattre les monopoles et à favoriser la concurrence. Après une longue bataille juridique, la Cour suprême des États-Unis a statué en 1911 que Standard Oil était en infraction avec ce Sherman Antitrust Act et a ordonné la dissolution de la compagnie. On retrouve encore aujourd’hui les vestiges de cette scission qui créa 34 entités, lesquelles donneront naissance aux Sept Sœurs. En vieux roublard qu’il était, John D. Rockefeller avait senti le vent tourner. C’est notamment pour cette raison qu’il avait expatrié la Standard Oil of New Jersey en l'implantant entre autres en France dès 1902 grâce à la reprise de la société Bedford et Cie, spécialisée dans l’importation des huiles. Esso est encore la principale marque de carburant d'ExxonMobile dans le monde.
Or, si Exxon Mobil se sert encore d'Esso dans certains endroits de la planète pour y commercialiser ses produits, en France, Esso SAF est une entreprise cotée en bourse avec un fonctionnement particulier. Cette dernière représente la filiale responsable de la distribution de carburant dans le pays avec des parts de marché s'élevant à 8% grâce à ses quelques 800 stations qui opèrent sous son enseigne. Esso était également à la tête de deux raffineries en France présentes à Gravenchon, en Normandie, et Fos-sur-Mer, en Provence-Alpes-Côte d’Azur. La société a cédé cette dernière au consortium Rhône Energies créé par Trafigura et Entara LLC en novembre 2024.
Un passé douteux, et un avenir en bourse incertain
La cession d'une de ses deux raffineries soulève beaucoup de questions. En effet, Esso est détenu par Exxon Mobil qui possède 82,89% du tour de table: pourquoi donc laisser l'entreprise en cote lorsque l'on sait toutes les contraintes que cela implique ?
Déjà en 2022, le fonds d'investissement Ciam, actionnaire minoritaire d'Esso, a déposé deux plaintes contre cette dernière, en collaboration avec trois autres investisseurs. Ils accusent Exxon de conflit d'intérêt, agissant en tant qu'actionnaire majoritaire, client et fournisseur d'Esso, au détriment de la filiale et de ses actionnaires minoritaires. En cause, des conventions obscures entre l'entreprise et sa société mère. Ciam réclamait une expertise indépendante sur les contrats d'achat et de revente de pétrole entre Esso et Exxon qui sera finalement renvoyé devant la cour d'appel par la Cour de Cassation en septembre dernier. Exxon était alors accusée de minimiser les revenus d'Esso en forçant sa filiale à acheter et distribuer uniquement via Exxon, à des prix au-dessus du marché. De là, la valorisation de l'entreprise était estimée, au moment des accusations en octobre 2022, à 1,5 milliards d'euros; soit trois fois supérieur à la valeur réelle de ses actifs au moment des accusations.
Depuis, l'entreprise vaut aujourd'hui 1,39 milliards sur les marchés. Sa valorisation reste très faible avec un PER de 2,95x et un endettement quasi nulle. L'entreprise sort d'un premier semestre 2024 en perte de vitesse. Il faut dire que la raffinerie de Fos-sur-Mer était en maintenance ce qui ralentit le traitement du pétrole brut de 24% par rapport à l'année précédente.
Les "effets stocks" d'Esso ont eu un effet positif sur le résultat opérationnel de l'entreprise à hauteur de 118 millions d'euros. Ainsi, lorsque les prix du pétrole changent, la valeur des stocks sur le bilan de l'entreprise change également, ce qui peut entraîner des gains ou des pertes non réalisés. Or cet effet risque de se retourner sur le second semestre 2024 eu égard la baisse puis de la stabilisation des prix du pétrole. D'autres effets viennent menacer les marges de raffinages tels que l'électrification du parc automobile français, la réouverture du commerce maritime en Mer Rouge, ainsi que l'espoir d'une fin de la guerre en Ukraine qui pourrait faire pression à la baisse sur les prix du pétrole.
Cependant, la vente de la raffinerie de Fos-sur-Mer pour un montant de 130 millions de dollars, auquel s’ajoute la valeur des inventaires cédés au closing. Le paiement reçu fut de 526 millions de dollars et laisse entrevoir un retour de la valeur sous la forme d'un dividende généreux versé aux actionnaires. Cela amoindrit également l'effet prix cité précédemment puisque la vente s'est effectuée avec l'inventaire de la raffinerie au prix moyen de novembre.
En définitif, beaucoup de signaux pointent vers un retrait de la cote d'Esso dans un futur proche.