Il y a six ans, Bernard Arnault, PDG de LVMH, et le président Donald Trump inauguraient en grande pompe une usine Louis Vuitton au cœur du Texas rural, censée incarner l’avenir de la production américaine de maroquinerie de luxe. Mais depuis son ouverture, le site d’Alvarado peine à atteindre ses objectifs. Selon onze anciens employés interrogés par Reuters, l’usine figure régulièrement parmi les moins performantes du groupe à l’échelle mondiale.
Les difficultés rencontrées, jusqu’ici tenues à l’écart du débat public, illustrent les obstacles auxquels LVMH se heurte en tentant d’ancrer sa production aux États-Unis pour contourner les menaces de droits de douane sur les produits européens.
“Le démarrage a été plus compliqué que prévu, c’est vrai”, a reconnu Ludovic Pauchard, directeur industriel de Louis Vuitton, dans un entretien accordé vendredi.
Située sur un ranch de 250 acres, l’usine souffre d’un manque de main-d'œuvre qualifiée, notamment en artisans du cuir capables de satisfaire les standards élevés de la marque. Il aurait fallu plusieurs années pour que l’équipe texane parvienne à fabriquer les poches, pourtant simples, du célèbre cabas Neverfull, selon des sources proches de l’usine.
Les erreurs survenues lors de la découpe, de la préparation ou de l’assemblage auraient conduit à gaspiller jusqu’à 40% des peaux de cuir, soit le double du taux habituellement constaté dans l’industrie, selon un ancien employé.
Sous pression pour augmenter la cadence, des superviseurs auraient fermé les yeux, voire encouragé, des pratiques visant à masquer les défauts de fabrication, ont rapporté quatre anciens salariés. Pauchard admet que de tels incidents ont bien eu lieu, mais affirme qu’ils remontent à 2018 et à un manager depuis parti.
Les sacs jugés invendables seraient détruits sur place, puis incinérés, ont confié deux sources connaissant la chaîne d’approvisionnement. L’usine, baptisée Rochambeau en hommage à un général français de la guerre d’indépendance américaine, produit des modèles complets ou partiels tels que les pochettes Félicie, les sacs Métis ou les cabas Carryall et Neverfull, portant l’étiquette « Made in USA ». Ces articles se vendent entre 1 500 et 3 000 dollars.
Louis Vuitton refuse de préciser quels modèles sont fabriqués au Texas. Un ancien superviseur confirme que le site est réservé aux modèles les moins complexes ; les pièces les plus luxueuses étant toujours produites ailleurs.
À l’intérieur de l’usine, les conditions sont exigeantes. Les premiers ouvriers étaient payés 13 dollars de l’heure ; le salaire de base était passé à 17 dollars en 2024, selon deux candidats récents. À titre de comparaison, le salaire minimum au Texas est de 7,25 dollars. Plusieurs anciens employés évoquent des objectifs de production difficiles à tenir et des formations sommaires, parfois limitées à deux ou trois semaines.
Un ancien ouvrier, migrant aux États-Unis, raconte avoir été fier d’être embauché par la maison française. Mais il admet que de nombreux collègues ne parvenaient pas à suivre. Une autre ancienne employée, partie en 2023, explique avoir utilisé une aiguille chauffée pour “faire fondre” le cuir et dissimuler les défauts sur un sac particulièrement complexe, le Vendôme Opéra. Ces pratiques auraient été relativement courantes, selon plusieurs témoignages.
Damien Verbrigghe, directeur international de la production de Louis Vuitton, reconnaît que certains employés, après quelques semaines ou mois, préfèrent se reconvertir dans la logistique. “Ce métier demande un véritable savoir-faire”, rappelle-t-il. Selon lui, le programme de formation au Texas est identique à celui des autres ateliers du groupe : six semaines initiales suivies d’un apprentissage continu sur la ligne, encadré par des artisans expérimentés.
LVMH a bénéficié de généreux allègements fiscaux de la part du comté de Johnson, notamment une exonération de 75% sur la taxe foncière pendant dix ans, représentant environ 29 millions de dollars d’économies. En 2017, la maison prévoyait d’embaucher 500 personnes sous cinq ans, et Arnault annonçait en 2019 vouloir créer jusqu’à 1 000 emplois qualifiés. En réalité, l’effectif plafonnait à moins de 300 employés en février 2025, un chiffre confirmé par Verbrigghe.
La pandémie de COVID-19 et une baisse de la demande locale sont évoquées par Pauchard pour expliquer les difficultés de recrutement. Malgré ces écueils, LVMH poursuit son expansion au Texas. Un second atelier, construit pour 23,5 millions de dollars selon des documents de 2022, est déjà opérationnel.
À l’automne dernier, lors d’une réunion interne, les employés de deux sites californiens ont été informés qu’ils devraient déménager au Texas ou quitter l’entreprise d’ici 2028. Une transition délicate, concède Pauchard : “Nous avons sous-estimé à quel point le Texas était loin de la Californie.”