A ma gauche, The Medicines Company, un laboratoire américain fondé en 1996, qui emploie 62 salariés, dont le chiffre d'affaires 2018 a atteint 6,14 M$ et qui a accumulé 1,4 Md$ de déficit sur les cinq dernières années. A ma droite, Tiffany, un bijoutier créé en 1837, fort de 14 200 employés et de 321 boutiques, dont les revenus 2018 ont atteint 4,44 Mds$ et les bénéfices 586,4 M$. Le premier vaut 9,7 Mds$, le second 16,2 Mds$. Ces prix sont réels, actuels et fermes puisqu'il s'agit des factures qui seront honorées respectivement par Novartis et LVMH pour racheter The Medicines Company et Tiffany, après s'être entendus avec les conseils d'administration respectifs de leurs cibles.

Un pari, réfléchi, sur l'avenir

A première vue, le prix payé par Novartis peut paraître disproportionné par rapport à celui qui a été honoré par LVMH. D'autant plus que The Medicines Company n'a pas encore mis sur le marché son médicament le plus prometteur, Inclisiran. Le traitement a toutefois réussi ses examens de passage lors de trois études de phase III, qui permettent à l'entreprise américaine de demander une mise sur le marché avec un dossier solide. Les demandes seront déposées au 4e trimestre 2019 aux Etats-Unis et au 1er trimestre 2020 en Europe. Inclisiran permet de réduire le taux "mauvais" cholestérol chez les patients atteints d'athérosclérose, avec un mode d'administration plus espacé que ses concurrents en place, Repatha et Praluent. Il offre aussi de belles promesses, à confirmer par une étude de suivi, sur la réduction des accidents cardiovasculaires.

En payant 9,7 Mds$, Novartis fait donc un pari sur l'avenir : Inclisiran lui rapportera bien plus à long terme, pour une prise de risque contrôlée. Le candidat a en effet la capacité de devenir un "blockbuster" dans les années à venir. A court terme, la transaction a un effet négatif sur les bénéfices du géant suisse. Mais à plus longue échéance, elle devrait être très lucrative. Le bureau d'études Jefferies a calculé un effet relutif sur le bénéfice par action de 10% en 2027, alors qu'il sera négatif sur les premières années post-acquisition. Novartis a calculé son risque : Inclisiran est proche de l'arrivée sur le marché, il affiche des performances supérieures aux traitements installés dans certains domaines, sa protection brevetaire est longue et les concurrents en développement ne semblent pas en mesure de lui porter ombrage. De surcroît, The Medicines Company est une structure relativement légère (62 personnes), facile à intégrer et à réorganiser. La valeur de l'entreprise, c'est son candidat-médicament.

Les grands laboratoires pharmaceutiques ne rachètent plus qu'exceptionnellement des sociétés de biotechnologie prometteuses à un stade précoce, au regard des aléas et des taux d'échec élevés dans les développements. Ils préfèrent les payer au prix fort un peu plus tard, en échange d'une probabilité de succès plus élevée et/ou d'une bonne visibilité sur le retour sur investissement obtenu, même à échéance longue. En l'espèce, Novartis s'offre un droit exclusif plus que des actifs.  

LVMH se renforce dans le hard

L'acquisition de LVMH est a priori d'un autre calibre, mais elle ne coûtera finalement au Français "que" 16,2 Mds$ pour une entreprise bien en place, qui génère déjà des revenus et des bénéfices. En mettant la main sur Tiffany, le groupe de Bernard Arnault renforce ses positions dans le "hard luxury", la partie du luxe qui comprend essentiellement la joaillerie et l'horlogerie, deux segments sous-dimensionnés par rapport aux divisions mode & maroquinerie et vins & spiritueux du groupe. L'acquéreur va mettre la main sur une marque réputée, ses 14 200 salariés et ses 321 boutiques détenues en propre dans le monde. Du lourd en matière d'actifs.

La trajectoire des résultats de Tiffany est assez prévisible. L'apport de la puissance du numéro un mondial du luxe permettra probablement d'améliorer sa rentabilité avec le temps. La transaction aura un impact positif sur les résultats de LVMH, mais il ne faut évidemment pas s'attendre à un coup de fouet de l'ampleur de celui, présumé, qui bénéficiera à terme à Novartis avec l'acquisition de The Medicines Company. Sur la période récente, Tiffany a surtout brillé par des taux de croissance faibles et des résultats qui stagnent. Les analystes en charge de la valeur estiment que l'entreprise n'a pas été gérée de façon optimale. LVMH va donc probablement restructurer l'activité pour la faire monter aux niveaux de ses standards. Des changements sont attendus, en particulier au niveau du réseau de vente, notoirement surdimensionné aux Etats-Unis, ou de l'exposition excessive à la joaillerie d'entrée de gamme. Cela aura un coût.

Le Luxe n'est pas toujours le plus cher

Au final, les opérations de LVMH et de Novartis ne sont pas – stratégiquement – tellement éloignées. Il s'agit de renforcer un segment d'activité qu'il aurait été coûteux, long et aléatoire de développer en interne. En contrepartie, le ticket d'entrée est élevé. Il peut apparaître excessif pour le Suisse, mais il est justifié par les bénéfices élevés face à des coûts faibles attendus à moyen terme.

Par comparaison, LVMH semble payer un prix bien moins élevé pour un actif plus mature et déjà bénéficiaire. Mais le Français aura à intégrer une structure plus complexe avec des coûts fixes plus importants. Quoi qu'il en soit, si tout se passe comme prévu, les deux groupes auront atteint leur but : réaliser une opération relutive permettant à l'un de devenir un leader dans les médicaments contre le cholestérol et à l'autre de faire croître sa division joaillerie pour en faire l'un des leaders mondiaux.