Depuis les révélations de l'enquête de Victor Castanet sur les pratiques du groupe de maisons de retraite Orpéa, les représentants cotés du secteur des maisons de retraite ont dégringolé en bourse. Il faut toutefois noter que les petits acteurs comme LNA Santé et Bastide Le Confort Médical s'en tirent mieux que Korian et a fortiori Orpéa. Voilà à quoi ressemble leur parcours en 2022 (1) et sur 3 ans (2) :

parcours en 2022
Parcours des quatre titres en 2022
Sur 3 ans
Parcours sur 3 ans : small is beautiful

Le point de départ de ce papier est la réflexion d'un professionnel de la finance au cours d'une conversation que nous avons eue récemment. Au détour de la discussion, nous en sommes venus à parler d'Orpéa. Voilà à quoi ça ressemblait :

  • Lui : "Je pense qu'il pourrait y avoir une OPA du private equity sur Orpéa".
  • Moi : "Sérieux ? Tu vois quelqu'un mettre les doigts là-dedans en ce moment, entre le surendettement et le risque réputationnel ?".
  • Lui : "Ben écoute, les autorités ne peuvent pas se payer le luxe de voir un groupe comme ça faire faillite parce que l'Etat n'a pas les moyens de prendre en charge la dépendance. Un concurrent n'y mettrait pas forcément le nez mais des fonds pourquoi pas. Il y a de la dette mais aussi de gros actifs immobiliers et la tendance d'activité est positive à long terme avec le vieillissement de la population".
  • Moi "Mouais, mais quel est l'intérêt pour un fonds de lancer une OPA alors qu'ils pourraient récupérer la truc à vil prix plus tard ?"
  • … etc. Lui cherchant à me convaincre, moi jouant l'avocat du diable.

Bon, la question de fond est : Orpéa est-elle opéable ? Dans l'absolu, tout le monde l'est. Après, c'est une question de probabilité, fondée sur des éléments objectifs (état de la société, perspectives, position concurrentielle, valorisation…) et moins objectifs (contexte politique, risque…).

Une mégatendance un peu bancale

Pas besoin ici de refaire l'histoire des risques structurels du dossier, mis en lumière par l'enquête de Castanet. J'ajoute toutefois quelques variables à prendre en compte, notamment pour apporter de la contradiction à l'image d'Epinal de la tendance de fond au vieillissement de la population qui serait un eldorado pour investisseur. Le secteur des maisons de retraite est certes porté par la combinaison du vieillissement de la population et de la rareté des structures d'accueil, mais il est aussi confronté à une régulation de plus en plus stricte (surtout après le scandale Orpéa), aux difficultés de recrutement et à la problématique des contributions sociales publiques et privées en baisse. On peut y ajouter le développement des télé-technologies qui favorisent le maintien à domicile et le développement d'emplois dans les services.

Une croissance gourmande en capitaux

Concentrons-nous à présent sur le volet purement financier. Si l'on prend en considération un cycle long (10 ans en l'occurrence, de 2011 à 2021), on constate que la croissance du chiffre d'affaires d'Orpéa est indéniable (il est passé de 1,2 à 4,3 Mds€). Mais le problème, c'est que cette croissance n'est pas rentable en l'état. Plus problématique, rien ne prouve qu'elle le sera à jour. Allez zou, allons voir ça.

Le profit comptable publié par Orpéa (la ligne bénéfice net du compte de résultat) est positif sur tout la séquence précitée. Mais c'est une sorte de fiction, car les investissements dans les immobilisations (ou "capex") restent année après année très supérieurs aux amortissements. Pour mieux caractériser les comptes, il faut, comme souvent, s'attarder sur les flux de trésorerie. Sans avoir besoin de creuser très profond, on constate que les investissements immobiliers et dans diverses autres acquisitions consomment largement plus que les cash-flows d'exploitation. Dit autrement, Orpea brûle d'importantes quantités de cash (on parle donc de free cash-flow négatif). Sur le cycle 2011-2021, 3,9 Mds€ de pertes totales, mais un déficit comblé par une augmentation nette de l'endettement de 6,2 Mds€. Pour mieux visualiser cela, rien de tel qu'un vieux tableau excel sans fioritures : 

Red is dead
10 ans d'exploitation

Dans le contexte du scandale et d'un accès plus compliqué aux financements, les failles du groupe sont apparues au grand jour. Comme se plaît à le rappeler un investisseur américain légendaire, c'est quand la mer remonte qu'on voit ceux qui se baignent nus. Pour faire face à ses engagements, Orpéa va être forcée de léser ses actionnaires au profit de ses créanciers, comme il est d'usage en pareille circonstance. Le renflouement passerait notamment par la conversion de 3,8 Mds€ de dette en actions. "Alors que les négociations avec les détenteurs de la dette pourraient durer des mois et rencontrer des difficultés importantes, la dilution à venir sera sans précédent pour les investisseurs en actions, que la conversion de la dette en actions de 3,8 milliards soit conclue ou non comme le souhaite la direction", souligne l'analyste d'AlphaValue Yi Zhong.

Ainsi même si l'action a repris 13% en une semaine, son recul de plus de 90% sur l'année en cours est amplement justifié : on a là une entreprise dont le modèle économique est manifestement bancal, qui n'a d'autre choix que de se jeter dans les bras de ses créanciers et dont l'image est si déplorable qu'elle nécessitera sans doute tôt ou tard un changement de patronyme. En quelques mots, hyper-spéculatif, hyper-risqué, un ticket de loterie à ce stade.

Korian joue les anti-Orpéa

Ces derniers mois, les rivaux d'Orpéa ont tout fait pour se démarquer de leur encombrant concurrent. C'est le cas de Korian, qui consacre pas moins de 9 des 18 pages de sa dernière présentation investisseurs à détailler les différences entre les deux entreprises. Korian souligne notamment que le rapport entre sa dette immobilière et la valeur de son patrimoine immobilier atteint 55% contre 95% à son concurrent. Il brocarde ouvertement Orpéa pour des pratiques comptables agressives, notamment l'utilisation d'un taux d'occupation de référence supérieur à celui de l'industrie et une prime de valorisation des actifs immobiliers dès la première année, générant un profit comptable aussi théorique qu'artificiel (ce qui explique en partie le décalage entre le résultat net et le cash-flow précité). Cette situation a conduit à des dépréciations significatives chez Orpéa. Korian a beau jeu de pousser son approche patrimoniale plus conservatrice en ajoutant que 1% de l'immobilier d'Orpéa est valorisé 70% au-dessus de 1% de l'immobilier de Korian.

Sur la période 2011 / 2021, ces pratiques ont contribué à rendre la mariée Orpéa plus belle que la mariée Korian. Illustration avec ce graphique qui n'intègre pas la chute de 2022.

Avant les fossoyeurs

Avant les fossoyeurs

En réintégrant la dégringolade, les actionnaires de long terme de Korian peuvent se féliciter d'avoir préféré le conservatisme (malgré une performance qui, il faut bien l'avouer, reste nettement inférieure à la moyenne, même en intégrant les dividendes) : 

Après les fossoyeurs

Après les fossoyeurs

Personnellement, j'ai du mal à voir l'intérêt qu'aurait le private equity à aller prendre des coups là-dedans, hormis bien sûr pour profiter d'un effet d'aubaine sur "l'equitization" de la dette. Alors bien sûr, la société occupe une place cruciale dans la prise en charge de la dépendance. Elle est en un sens "too strategic to fail", pour le dire à l'anglo-saxonne. A tel point que des rumeurs sont sorties ça et là sur une grosse prise de participation de la CDC. Mais la puissance publique ira-t-elle éponger le fiasco managérial et éthique du groupe ? Des privés épauleraient-ils ce genre de montage ? Rien n'est moins sûr. Et puis même dans une telle configuration, la balance risque / potentiel, dans la configuration actuelle, penche encore du mauvais côté.