Il y a quatre ans, Sorrell s'est fait épingler pour sa gestion féodale de WPP, avant d'être débarqué pour une sombre histoire d'abus de biens sociaux. Soutenu par toute une batterie d'investisseurs, l'infatigable magnat a donc rebondi avec S4 pour repartir à l'assaut de l'industrie publicitaire, cette fois-ci avec un positionnement 100% digital et un focus sur la création de contenus. Les débuts de S4 ressemblent d'ailleurs un peu à ceux des années folles de WPP : une frénésie d'acquisitions (30 en moins de quatre ans).

Le bon point, c'est que les budgets digitaux résistent mieux que les budgets publicitaires traditionnels durant les récessions ou phase de ralentissement économiques. Et que les investissements vers le digital sont naturellement en très forte croissance, là où les autres canaux stagnent ou décroissent sérieusement. Naturellement, cela n'a pas échappé aux géants de la pub (notamment le quintet Omnicom, WPP, Publicis, Dentsu, The Interpublic), mais leur masse critique les rend moins "agiles". De surcroît, ils ont besoin de grosses acquisitions, forcément rares et chères, pour vraiment faire bouger les choses. S4 n'a pas ces problèmes en passant sous le radar : il y  a beaucoup de jeunes pousses prometteuses à racheter. De quoi alimenter les promesses de Sorrell d'une croissance exponentielle.

Vers l'infini et patatras

Tout ceci fit que le marché valorisait S4 avec une prime indécente sur les grands conglomérats de la pub. Même, disons-le, avec des multiples délirants, espoirs de croissance soutenue et mythe de "Sorrell is back and hungry" obligent. Mais l'an passé, il y eut diverses déceptions, dont un profit warning et des problèmes au niveau des comptes. Tout cela a fait très mauvais genre, parce que l'histoire de la success-story a volé en éclats.

Vers l'infini et patatras

Vers l'infini et patatras

Ces nouvelles ont logiquement déprimé le cours : on brûle assez vite ce que l'on a adulé en bourse, quand la réalité n'est pas aussi belle que l'histoire que l'on s'est racontée. C'est d'autant plus gênant pour S4 qu'un cours élevé permettait à la société de réaliser des acquisitions en utilisant son action comme monnaie d'échange, et d'embarquer de talentueux créatifs en leur faisant miroiter le cercle vertueux de la hausse séculaire de l'action. Sur ce point, la machine s'est cassée : l'action est passée de 878 GBp en septembre 2021 à 110 cet été. Il s'est ressaisi depuis autour de 200 GBp, mais on reste à moins du quart de la belle époque. Bon point quand même : les dirigeants ont racheté pas mal d'actions pendant le trou d'air, ce qui est un signal plutôt rassurant.

Peut mieux faire sur les résultats

Sur les cinq derniers exercices fiscaux (soit depuis sa création) le chiffre d'affaires de S4 est passé de 55 M£ à 1 Md£ et l'EBITDA de 0 à 120 M£. Le bilan n'a pas encore atteint un niveau d'endettement critique  mais à trois fois l'EBITDA on commence quand même à transpirer un peu... Clairement il faut se mettre dans les dispositions adéquates pour réaliser de nouvelles augmentations de capital à des niveaux de valorisation élevés. Et pour cela, il n'y a pas vraiment d'autre choix que de faire grimper l'EBITDA. Sorrell n'est pas né de la dernière pluie et sait qu'il a quelques leviers pour accélérer la hausse : dans ces "people business", il est possible de réduire assez vite les coûts en jouant sur les effectifs. Mais il faut quand même que le fond d'activité suive et prenne la pente adéquate.

Compte de Résultats de S4 (Source Zonebourse avec S&P Capital IQ)
Compte de Résultats de S4 (Source Zonebourse avec S&P Capital IQ)

Au niveau valorisation, il faut se baser sur le cash-flow libre pour avoir une idée précise de la situation, car les bénéfices comptables intègrent les charges d'amortissement issues des acquisitions. L'an passé, S4 a sorti 40 M£ de cash-flow libre pour une valeur d'entreprise de 1,3 Md£. Soit des multiples de 11 fois l'EBITDA et 30 fois les profits. C'est élevé, mais pas totalement idiot non plus pour un modèle économique agile, peu capitalistique, en forte croissance et géré par le maestro du métier... A condition bien sûr qu'il n'ait pas perdu sa "magic touch" et qu'il ne soit pas devenu une caricature de lui-même. Ces multiples tiennent compte de la chute du titre. Avant cela, tout était bien sûr outrancier.

On est donc passés de niveaux délirants à des niveaux plus ou moins normaux, en restant sur la borne haute. Sur d'autres métriques, comme le retour sur investissement (ROI), il est trop tôt pour savoir si Sorrell est encore dans le coup ou pas et si certaines agences qui ont intégré le périmètre se transformeront de poussière d'or en pépite. Ce que l'on sait c'est que S4 a investi 660 M£ en acquisitions jusqu'ici pour "créer" 40 M$ de profit par an, ce qui est assez médiocre. Mais il va falloir un peu patienter pour voir ce qui en ressort vraiment. Le milieu raisonne ceci dit assez rarement en ROI : les opérations sont plutôt destinées à créer une salle des trophées avec les acteurs les plus en vue, les plus efficaces ou les plus hype. Il faut ensuite se débrouiller pour faire en sorte de sortir des performances financières qui satisfont le marché.

La situation de S4 est intéressante pour qui s'intéresse aux situations un peu spéciales, ou qui aiment suivre des capitaines d'industrie. En l'occurrence Martin Sorrell, talentueux, imbuvable, bientôt octogénaire et pas toujours fréquentable. A déconseiller aux adeptes de la gestion de bon père de famille, donc.