C’est en 2002 que Sprouts Farmers Market voit le jour à Phoenix dans l’Arizona. Il faut reconnaître que le pari était assez fou pour l’époque : comment imaginer une épicerie fonctionner si elle refuse de vendre les sodas et autres snacks les plus vendus du pays. Jusqu'alors, les épiceries offrant des produits frais et biologiques étaient soit trop chères, soit trop difficiles à trouver. En plus de proposer une alternative plus saine, Sprouts est également arrivé avec une nouvelle expérience pour les clients. C'en était fini des labyrinthes d'allées étroites où personne n'offre son aide, terminé aussi les listes d'ingrédients comportant 40 produits chimiques imprononçables. Il fallait revenir à l'essentiel et rendre l'alimentation saine, avec des produits issus d'agriculteurs plutôt que d'usines, accessibles à tous et pas seulement aux plus aisés.
Un nouveau modèle d’épiceries bios à taille humaine
Les magasins sont organisés selon un modèle conventionnel de vente de produits alimentaires dit “inversé”, plaçant les produits frais au centre du magasin, entourés d'une offre plus large de produits d'épicerie spécialisée. Les produits frais sont donc le cœur du magasin, puisqu'ils leur consacrent généralement environ 20 % de la surface de vente. Les magasins sont conçus avec des agencements ouverts et des étalages bas, afin d'offrir un environnement facile d'accès qui évoque l'expérience d'un marché de producteurs et permet à leurs clients de voir l'ensemble du magasin. Le format de petite boîte permet un service rapide d'entrée et de sortie, et leur assortiment d'articles innovants, d'origine locale et responsable offre des expériences d'achat agréable qui contraste avec l'aspect impersonnel et pesant des énormes grandes surfaces des concurrents. Ainsi, le management a également revu ses nouveaux magasins en réduisant leurs surfaces de 30 000 pieds carrés (≈ 2780 m²) à 23 000 (≈ 2130 m²), baissant ainsi les coûts opérationnels tout en axant la communication sur la promiscuité avec les clients mais aussi les producteurs locaux.
De là, 70% des produits proposés sont "attribute-based", cela signifie que ces produits possèdent des caractéristiques ou des attributs spécifiques qui les différencient et qui sont valorisés par les consommateurs (origine, sans OGM, commerce équitable, durabilité…). En d'autres termes, Sprouts Farmers Market s’adresse à des consommateurs avertis et soucieux des valeurs ou bénéfices sur la santé que ces produits peuvent apporter.
SFM se concentre sur une gamme de produits composée principalement d'aliments frais, naturels et biologiques :
- Les produits frais sont caractérisés par une transformation minimale et l'absence de techniques de conservation telles que la congélation.
- Les produits naturels de l'entreprise sont définis par leur faible niveau de transformation et l'absence de conservateurs synthétiques, d'édulcorants artificiels, de colorants, d'arômes et d'autres additifs, ainsi que d’OGM, d'antibiotiques et d'huiles hydrogénées.
- Quant aux produits biologiques, ils se distinguent non seulement par leur qualité mais aussi par les méthodes de production utilisées. En outre, l'entreprise doit adopter des pratiques rigoureuses pour assurer l'intégrité biologique de ses produits, notamment lors de la manipulation, du stockage et de la commercialisation.
Ainsi, la diversité de son offre se partage entre produits périssables (57 %) de première fraîcheur et produits non périssables (43 %), dont des vitamines, compléments alimentaires et produits de soins corporels naturels.
Un marché porteur de croissance
D'après une analyse prospective de Partner Cap Securities, à l'horizon 2030, la population des États-Unis sera dominée par les Millennials (nés entre 1980 et 1990), la Génération Z (nés entre 1990 et 2010) et les générations ultérieures. Ces groupes démographiques, de plus en plus attentifs aux conséquences éthiques de leur consommation, favorisent des entreprises telles que Sprouts Farmers Market. Les produits biologiques, perçus comme une option plus saine par rapport aux produits conventionnels, influencent de plus en plus les décisions d'achat des consommateurs.
En parallèle, les données du National Agricultural Statistics Service (NASS) du Département de l'Agriculture des États-Unis (USDA) révèlent que la production biologique nationale a généré 11,2 milliards de dollars en 2021, avec la Californie en tête (31% des revenus). Cette performance est d'autant plus remarquable comparée à 2008, où le total des ventes biologiques atteignait 3,2 milliards de dollars pour l'ensemble du pays. Entre 2011 et 2021, les terres agricoles biologiques certifiées ont connu une expansion de 79%, s'étendant sur 4,9 millions d'acres, et le nombre de fermes biologiques certifiées a grimpé de plus de 90%, pour un total de 17 445 exploitations. De plus, selon l'Organic Trade Association (OTA), 88% des ventes de produits biologiques s'effectuent via des supermarchés et des chaînes de magasins d'alimentation conventionnels et spécialisés, témoignant de l'intégration croissante de l'offre biologique dans les circuits de distribution mainstream et donc accroissant les potentielles part de marché de Sprouts Farmers.
Source : Investor deck
On comprend donc mieux le momentum de Sprouts Farmers Market dont le cours a doublé depuis le début de l’année. Le marché américain et l’évolution des modes de consommation représentent une énorme opportunité pour la société. En outre, certaines régions comme les Grands Lacs, le Midwest et la Nouvelle Angleterre représentent des parts de marché que l’entreprise peut conquérir et où le marché pourrait être très réceptif (de grandes agglomérations y sont présentes). La société estime le potentiel de nouveaux magasins à plus de 300 sur l’ensemble du territoire. Ces nouveaux magasins seront plus petits
Pourquoi cet engouement si soudain ? Il faut dire que Sprouts Farmers Market connaît une croissance de son chiffre d'affaires annualisé de 10,86 % entre 2013 et 2023. Pourtant, sur la même période, son cours de bourse n’a crû que de 30 %. Les raisons de cet envole soudain sont diverses, mais il faut également y voir un scepticisme marqué des analystes qui suivaient la société. J’aime beaucoup ce que les analystes de Wells Fargo ont écrit dans une de leur note :
“Nous nous sommes manifestement trompés : nous avons critiqué la capacité de SFM à redevenir un acteur de croissance, d'autant plus qu'une partie importante de son plan était basée sur la réduction des promotions et le licenciement des clients à faible valeur ajoutée. Cela n'a tout simplement jamais été fait (à notre connaissance). Des questions telles que l'inflation, les comparaisons faciles et la croissance numérique ont rendu les progrès difficiles à évaluer, tandis que la valorisation semblait en avance sur les progrès mesurés. En fin de compte, nous avons sous-estimé le redressement et conservé trop longtemps notre opinion (...) ”
Cette note résume à la fois l’excellent management de la société, qui par une stratégie inédite, a fait taire les nombreuses critiques. Malgré un chiffre d’affaires en hausse, SFM a racheté un tiers d’actions en circulation sur la décennie précédente : le marché a mis du temps à comprendre le potentiel de croissance de l’entreprise qui a su en profiter au moment où les ratios de valorisations se sont contractés. Le ratio VE/EBITDA est par exemple passé de 20,4x à 9,12x tandis que le nombre d’actions est passé de 150 à 101 milliards sur la même période.
Ainsi, SFM a habilement mené sa barque depuis 2018. Elle s’est fortement endettée en 2019 avant de bénéficier de la pandémie pour apparaître comme une alternative de consommation plus saine. En forte période d’inflation post-pandémie, SFM n’a pas hésité à viser les consommateurs les plus aisés (Cf image Investor deck) ce qui limite la cyclicité du secteur dans lequel elle se trouve, tout en maintenant des marges élevées.
En 2023, l'entreprise bénéficie d’un effet réseau inédit depuis sa création : il est difficile de se faire une place sur le marché nord-américain au milieu de Walmart et autres Target, mais SFM a émergé en s’implantant dans une bonne partie du territoire américain ce qui lui permet de gagner en visibilité à mesure que la santé et les nouvelles pratiques de consommations se généralisent. Sa stratégie est audacieuse mais fonctionne : c’est une épicerie haut de gamme à taille humaine… un affront dans un pays où tout est démesurément grand et où le commerce de proximité se fait plus rare que jamais.
De là, le groupe semble depuis avoir trouvé le bon rythme d’ouverture de nouveaux magasins avec une taille moindre, permettant une maximisation des profits et une différenciation par rapport à la concurrence. Le marketing astucieux du groupe, axé sur le bien-être et la qualité des produits, ainsi que le segment e-commerce et la commercialisation de ses propres produits, sont comme qui dirait “la cerise sur le gâteau”.
SFM gère également très bien son cycle d’exploitation depuis peu. Après une période de relative stabilité, le fonds de roulement (FDR) de l’entreprise a subi des variations importantes à partir de 2018. En 2019, le FDR a connu une chute significative, passant de -0,9 à -69 millions de dollars au premier trimestre, avant de se redresser légèrement. Cette baisse soudaine correspond à des remboursements de dettes ainsi qu’une période d’endettement majeur entreprise en 2019 liés à des investissements qui ont temporairement réduit la liquidité disponible. Cependant, dès 2020, alors en pleine pandémie, le FDR a montré des signes de récupération robuste, atteignant des sommets en 2021 avec des valeurs comme indiquant une amélioration de la gestion des actifs et passifs à court terme.
Le besoin en fonds de roulement (BFR), quant à lui, a également affiché une tendance à la hausse depuis 2018, signalant une augmentation des besoins en liquidités pour couvrir les opérations quotidiennes. Cette augmentation est particulièrement visible en 2019, où le BFR a grimpé à 115 millions de dollars, un pic qui se maintient jusqu'en 2020 avant de connaître une chute en 2021. Cette montée est attribuée à une expansion des stocks suivant la multiplication des points de vente mais également à une extension des crédits clients dans le cadre du développement de ses propres produits et de son commerce en ligne.
Performances financières
SFM a démontré une performance robuste tout au long de l’année. Au troisième trimestre, avec une croissance impressionnante de son chiffre d'affaires et de sa rentabilité. Les ventes totales ont atteint 1,9 milliard de dollars, marquant une augmentation significative de 14% par rapport à l'année précédente. Cette hausse est principalement attribuable à une croissance remarquable de 8,4% des ventes en magasins comparables.
L’entreprise, en plus de sa croissance organique, bénéficie de tendances favorables quant à la pénétration de ses propres produits sur le marché ainsi que son offre sur le commerce en ligne. Ainsi, les ventes en ligne ont augmenté de 36 %, représentant 14,5 % des ventes totales. Le e-commerce repose sur de nombreux partenariats avec notamment Uber Eats, Doordash, ou Instacart. La marque Sprouts, elle, a contribué à hauteur de 23 % des revenus. Un programme de fidélité est en développement et s’appuie sur ces statistiques du commerce en ligne afin de fidéliser la clientèle.
La marge brute s'est considérablement renforcée au cours du trimestre, augmentant de 150 points de base pour atteindre 38,1 %, comparativement à une amélioration de 85 points de base au 2e trimestre. Cette amélioration a été entraînée par une réduction des pertes, des améliorations opérationnelles, mais aussi une très bonne rentabilité des nouveaux magasins ouverts.
Le marketing continue d'être un facteur clé pour l’entreprise. Plus précisément, les réseaux sociaux qui ont eu un impact positif significatif, avec des influenceurs et des célébrités partageant des produits et des expériences, ce qui génère un trafic supplémentaire. En conséquence, SFM constate un accroissement de nouveaux clients, une meilleure rétention et une fréquence d'achats accrue. De plus, l'élargissement de la présence sur les réseaux sociaux attire une clientèle plus jeune vers la marque, avec la plus forte croissance observée dans la cohorte des 18-34 ans.
Valorisation
Nous avons affaire à une valeur de croissance “growth” dont le momentum est excellent sur l’exercice 2024. Les investisseurs montrent qu'ils sont prêts à payer une prime très importante pour SPM étant donné les fondamentaux solides ainsi que la croissance du secteur.
Cependant, le consensus des analystes est prudent, estimant l'action bien valorisée voire chère pour une chaîne d’épicerie. L'entreprise traite en effet à un ratio cours sur bénéfice (PER) de 40x, soit bien au-dessus de son PER moyen situé autour de 22x. Cela peut paraître cher par rapport aux autres acteurs de la distribution, mais pas dans l'absolu. Il faut en effet prendre en compte que les actions américaines ont une prime plus importante que dans le reste du monde et que la croissance du marché est encore loin d’avoir épuisé tout son potentiel (sans ajouter que les comparaisons faciles ont jusque là porté préjudice aux analystes).
D’après mon tableur, l’entreprise est actuellement très bien valorisée ce qui rend difficile l’espoir d’une forte appréciation à court-terme. Mon scénario le plus optimiste suggérant une croissance sur cinq ans de 14 % n’offrirait qu’une faible prime de l’ordre de 5 % par rapport au cours actuel. Ainsi, dans un scénario plus adapté, la valorisation actuelle de l’action se situerait dans une fourchette entre 135 et 145 $. L'engouement sur les marchés est tel que la période de “wait and see” du consensus fait sens. Mais vous l’aurez compris, ce même consensus s’est jusque là toujours trompé ! C’est pour cela que la valorisation de l’entreprise importe finalement assez peu. Et SFM n’est pas la seule valeur de croissance dans ce cas eu égard de la valorisation très élevée du marché action américain.
Risques :
- Conditions économiques : les conditions économiques ont un impact sur les dépenses des consommateurs qui peuvent avoir un effet négatif sur les activités. L’inflation, les prix plus élevés des produits de base, des matières premières, des carburants et autres énergies, les niveaux élevés de chômage et d’autres facteurs macroéconomiques peuvent miner la confiance des consommateurs.
- Qualité des produits : un produit mal conservé ou porteur de maladies pourrait impacter très négativement l’image de marque, surtout si le produit est issu de la marque SFM
- Phénomène de cannibalisme : il faut faire attention à ce que les nouveaux magasins ouverts n'impactent pas les performances des anciens. La taille plus modeste des nouveaux magasins visent à empêcher ce phénomène.
- Nouveaux magasins déficitaires : les magasins nouvellement ouverts peuvent avoir un impact négatif sur les résultats financiers à court terme. Ils ont besoin de plus de temps afin de s’établir dans le paysage local et d’atteindre les niveaux de vente et d'exploitation des magasins plus matures, voire ne pas les atteindre du tout.