Il nous a semblé intéressant d'examiner un phénomène particulier sur le dossier Zur Rose, que l'on pourrait qualifier pompeusement "d'ajustement du marché à un changement de paradigme", mais que j'appellerais plus volontiers un "gros ratage". Je m'explique. La pharmacie en ligne suisse Zur Rose a longtemps été présentée comme l'un des deux acteurs dominants d'un marché en devenir en Europe (avec son rival allemand Shop Apotheke). Le titre a flambé pendant la période de confinements / déconfinements : imaginez, une boîte qui vend des médicaments à distance, c'était du pain béni en matière de narration. Puis les nuages se sont amoncelés, en particulier le retard accumulé dans le projet de numérisation des ordonnances en Allemagne, le Graal du secteur. La bulle a crevé et le dossier est, comme c'est souvent le cas en pareille circonstances, passé de must have à pestiféré, comme on le voit dans ce résumé des variations annuelles :

Cours

Source Zonebourse

J'enchaîne sur un second graphique qui montre l'évolution du cours avec l'objectif de cours moyen de la dizaine d'analystes qui suivent le dossier depuis trois ans. En gros, il illustre assez bien le retard des professionnels dans l'ajustement de leur valorisation. C'est assez typique : les objectifs sont sabrés ou relevés à mesure que le cours évolue. C'est particulièrement éloquent à partir de la dégringolade démarrée en octobre 2021 quand la bulle sur les actifs à risques a éclaté.

Evolution du cours avec l'objectif de cours moyen

Jusqu'à la semaine dernière, Zur Rose était remisée dans le cimetière des sociétés qui ont été trop belles pour être vraies et qui mettront des années à s'en remettre. Et puis paf. L'entreprise annonce que la Migros, via sa filiale Medbase, va racheter ses actifs en Suisse pour 360 MCHF. Les deux sociétés collaboraient depuis des années. L'accord porte sur les activités B2C et B2B dans la Confédération, le siège de Frauenfeld avec son centre logistique et les filiales annexes. Le périmètre emploie 480 personnes. Zur Rose se concentrera à l'avenir sur le marché allemand, son plus gros pourvoyeur de revenus, où l'ordonnance électronique devrait soutenir le développement du secteur.

Des objectifs multipliés par deux, au moins

Suite à cette annonce, les analystes se sont emballés. Je liste ce que j'ai vu passer depuis le début de la semaine (Nota Bene : le cours était de 33,40 CHF jeudi dernier. Il est de 52,65 CHF ce matin) :

  • Deutsche Bank passe de vendre à conserver avec un objectif relevé de 22 à 56 CHF.
  • Citigroup passe de vendre à neutre avec un objectif relevé de 22 à 55 CHF.
  • Jefferies passe de conserver à acheter avec un objectif relevé de 26 à 64 CHF.
  • Berenberg reste à conserver avec un objectif relevé de 30 à 60 CHF.
  • UBS reste à la vente avec un objectif relevé de 23,50 à 43 CHF.

Je note aussi trois positions moins panurgiques ou plus étranges :

  • Baader Helvea reste à accumuler avec un objectif inchangé de 55 CHF (grosso modo ils ont l'air d'assumer leur position plus agressive que les autres quand le titre était au fond du trou).
  • Warburg Research reste à l'achat avec un objectif réduit de 106 à 66 CHF (!)
  • Barclays arrête le suivi (pas d'explication)

Pour résumer, les objectifs étaient ainsi faits (sachant que l'action cotait donc 33,40 CHF jeudi dernier) :

  • Mars 2021 : objectif moyen de 472 CHF (valeur basse 266 CHF / valeur haute 600 CHF) au plus fort de la fiesta décérébrée des actifs à risque.
  • Jeudi dernier : objectif moyen de 41,14 CHF (valeur basse 19 CHF / valeur haute 106 CHF) avant l'annonce de la cession de la branche suisse.
Cours de bourse
Malgré le doublement du cours en 2023, il reste du chemin à parcourir

Pourquoi les analystes sont-ils en majorité totalement passés à côté de la juste valeur qu'ils assignent aujourd'hui à la société ?

Alexander Thiel, chez Jefferies, explique que cette transaction permet à Zur Rose de "rétablir sa solidité financière, ce qui lui permet de reprendre le contrôle de ses ambitions de croissance en Allemagne". En gros, l'opération "élimine le problème de l'œuf et de la poule entre l'ordonnance électronique et les échéances de la dette", poursuit Thiel. En d'autres termes, la cession règle les deux problèmes majeurs de l'entreprise : son endettement et le besoin de liquidités pour se jeter à corps perdu dans l'ordonnance électronique en Allemagne. Il justifie ainsi le plus que doublement de son objectif.

Objectif doublé aussi pour son collègue Gerhard Orgonas, chez Berenberg, mais recommandation maintenue à conserver "compte tenu de la nécessité de réaliser d'autres économies importantes pour atteindre la rentabilité et des perspectives encore incertaines concernant l'introduction des ordonnances électroniques". Pour autant, l'analyste salue ce profond changement, obtenu qui plus est sur la base d'une valorisation élevée (17 fois l'Ebitda en partant du principe que le complément de prix lié aux performances serait versé, ce qui reste élevé pour une société à peine rentable dans le secteur de la santé).

UBS a une approche un peu plus précise. Sebastian Vogel pense que "toutes choses égales par ailleurs et en utilisant une valorisation reverse-DCF", le cours actuel implique une part de marché globale de 7 à 8% pour les pharmacies en ligne sur le marché allemand de la prescription d'ici l'exercice 2027, dont 45% de ces 7 à 8% pour Zur Rose. Or il juge que la part de marché sera plutôt de 5% à cet horizon, même s'il pense que Zur Rose peut effectivement capter 45% de cette fraction. Il voit aussi une marge d'Ebitda un peu plus faible que ce qui est envisagé. Par conséquent, il valorise le dossier sous son cours actuel en dépit de l'ajustement haussier de son objectif. Ceci dit, il existe du levier puisque sa modélisation la plus favorable (10% de PDM pour la pharmacie en ligne, dont 58% pour Zur Rose, une croissance de l'activité à l'international et 8% de marge d'Ebitda) aboutit à 190 EUR par action. Mais vu les déceptions accumulées depuis deux ans, il faudrait voir à ne pas être trop optimiste.

OK, c'est clair. Mais la cession n'était-elle pas prévisible ?

"Cette mesure stratégique est surprenante, mais elle a toujours été considérée comme un moyen d'assurer la stabilité financière du groupe", précise pour sa part Volker Bosse, qui suit le dossier chez Baader Helvea et qui partage les conclusions de son homologue de Jefferies sur le double effet positif. Sur le plan positif, il note aussi que la société se rapproche du modèle économique du rival Shop Apotheke. Côté négatif, la société se coupe du marché suisse et n'aura d'ailleurs plus d'activité dans son pays de domiciliation. Elle sera beaucoup plus petite et pourrait voir son objectif de rentabilité être décalé. Mais avec une dette réduite à 30 MCHF, elle aura le temps de voir venir.

Quelles conclusions peut-on en tirer ?

L'exercice de valorisation est toujours compliqué, mais cet exemple montre que les acteurs du marché, qu'ils soient analystes, gérants ou commentateurs comme nous, restent profondément orientés par le bruit ambiant. Surtout lorsqu'il s'agit de sociétés ou d'actifs consensuels (à la hausse comme à la baisse). Dans ces circonstances, il est difficile d'être dissonant, mais c'est pourtant la meilleure façon de développer son esprit critique et de se forcer à changer de point de vue. C'est la petite leçon du jour, et nous veillerons à nous l'appliquer aussi honnêtement que possible à nous-même avant de critiquer le voisin.