Le président turc Recep Tayyip Erdogan n'a probablement jamais joui d'une telle influence sur la scène internationale : jeudi, il accueillera à Istanbul les premières discussions directes de paix entre la Russie et l'Ukraine depuis trois ans, quelques jours seulement après la dissolution de son principal ennemi armé, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
Sa stature croissante d'homme d'État international — oeuvrant pour la stabilité en Europe de l'Est et au Moyen-Orient, et recevant les louanges du président américain Donald Trump à ce titre — accélère l'influence régionale montante de la Turquie.
Pourtant, ce timing paraît étrange et même douloureux pour de nombreux Turcs, inquiets que cela serve avant tout les objectifs politiques intérieurs d'Erdogan.
L'arrestation et l'incarcération du principal rival politique d'Erdogan, le maire d'Istanbul Ekrem Imamoglu, ont provoqué en mars et avril les plus importantes manifestations depuis une décennie, les critiques dénonçant une répression judiciaire politisée et antidémocratique.
Imamoglu rejette les accusations portées contre lui, tandis qu'Ankara dément tout comportement autocratique.
Ces deux univers parallèles — international et intérieur — illustrent la tendance d'Erdogan, en 22 ans de pouvoir, à déplacer l'attention sur l'extérieur lorsque des difficultés politiques ou économiques menacent le pays.
Conformément à ce schéma, Erdogan avait bloqué en mai 2022 l'élargissement prévu de l'OTAN alors que l'inflation turque s'envolait vers 85 %, n'approuvant la candidature de la Suède qu'au début de l'année dernière en échange de concessions.
« Erdogan n'a jamais été aussi central sur l'échiquier géopolitique », estime Birol Baskan, politologue basé en Turquie. « Il y a eu des bouleversements majeurs, notamment la réélection de Donald Trump, mais je crois que le plus grand succès d'Erdogan reste indiscutablement la Syrie. »
Selon des responsables turcs, le soutien d'Erdogan aux rebelles syriens a finalement porté ses fruits lorsque ceux-ci ont renversé l'ex-président Bachar el-Assad en décembre, conférant à Ankara une influence majeure à Damas et au-delà, alors que la région tente de se relever de la guerre.
L'influence d'Erdogan s'est accrue en janvier avec le retour de Trump à la Maison Blanche, compte tenu de leurs liens étroits lors du premier mandat de Trump.
Trump, qui se targue d'« excellentes relations » avec Erdogan, a déclaré qu'il serait un hôte idéal pour les discussions de paix entre la Russie et l'Ukraine à Istanbul. Il a également annoncé que le secrétaire d'État américain Marco Rubio effectuerait un déplacement de dernière minute et a même envisagé d'y assister en personne.
Le président ukrainien Volodymyr Zelensky, attendu mercredi à Ankara, a mis au défi son homologue russe Vladimir Poutine de le rejoindre à Istanbul jeudi pour conclure un cessez-le-feu, bien que Poutine ne se soit pas encore engagé à participer.
Erdogan — qui a reçu ou appelé ces derniers jours les dirigeants américains, russes, ukrainiens, saoudiens, français, italiens, de l'OTAN et d'autres — a exhorté à saisir cette occasion de paix entre voisins de la mer Noire.
DISSOLUTION DES MILITANTS KURDES
La paix semble également à portée de main au sud de la Turquie, où les militants du PKK étaient retranchés après une insurrection de 40 ans contre l'État turc, qui a fait plus de 40 000 morts.
Affaibli par des années de bombardements turcs, le groupe a annoncé lundi sa décision de se dissoudre et de déposer les armes lors d'un congrès tenus la semaine dernière dans le nord de l'Irak.
Si la voie reste semée d'embûches, il s'agit d'une victoire majeure pour Erdogan. Il a cherché à exploiter la vulnérabilité des forces kurdes affiliées au PKK dans le nord de la Syrie après la chute d'Assad, misant sur un retrait rapide des troupes américaines alliées à ces forces.
Musavvat Dervisoglu, président du parti nationaliste d'opposition IYI, a mis en garde contre l'utilisation par Erdogan de la décision du PKK pour obtenir une « présidence à vie », le soutien des électeurs kurdes pouvant l'aider à adopter une nouvelle constitution et à prolonger son règne au-delà de 2028, date théorique de la fin de son mandat.
Erdogan affirme qu'une nouvelle constitution est une priorité, sans préciser s'il souhaite briguer un nouveau mandat.
L'avance d'Imamoglu dans les sondages s'est accrue depuis son arrestation en mars, qui avait alors fait chuter la livre turque et compliqué la lutte de la banque centrale contre une inflation galopante.
Mais la semaine dernière, une décision de justice a bloqué l'accès d'Imamoglu à son compte X (ex-Twitter), risquant de l'isoler davantage alors qu'il attend son procès pour corruption.
Parallèlement, les manifestations nocturnes ayant mobilisé des dizaines de milliers de Turcs à travers le pays pour dénoncer l'usage politique de la justice — accusations démenties par Erdogan — se sont en grande partie éteintes.
Harun Armagan, vice-président aux affaires étrangères du parti AKP d'Erdogan, estime que l'affaire Imamoglu « n'est pas un processus politique, mais judiciaire », distinct des « évolutions politiques majeures » en cours.
« Le dépôt des armes et la dissolution du PKK... seront des jalons historiques dans la politique turque », a-t-il déclaré à Reuters.
UN ACCORD DE PAIX NÉGOCIÉ PAR LA TURQUIE ?
Si certains dirigeants européens ont condamné l'arrestation d'Imamoglu, beaucoup ont aussi salué l'offre d'Erdogan d'accueillir les discussions Russie-Ukraine, dont le président français Emmanuel Macron, qui a souligné dimanche lors d'un appel avec Erdogan la « nécessité » d'un accord de cessez-le-feu russe.
Autre atout diplomatique pour Erdogan, l'Europe s'est rapprochée de la Turquie ces derniers mois, selon des diplomates, alors qu'elle cherche à renforcer ses défenses et à garantir la sécurité de l'Ukraine en cas de cessez-le-feu, sous l'impulsion de Trump.
La Turquie dispose de la deuxième armée de l'OTAN et fabrique des drones de combat largement utilisés par l'Ukraine contre la Russie. Parallèlement, Ankara a refusé les sanctions occidentales contre Moscou, maintenant un équilibre fragile entre les deux belligérants et leur confiance.
« Même si les pourparlers de paix échouent à Istanbul, Erdogan en sortira gagnant. Il aime voir son nom associé à un accord de paix », estime Onur Isci, professeur de relations internationales à l'université Kadir Has.
« Il est dans une position diplomatique très puissante et semble accumuler les succès. »
Le dernier en date a été remporté mardi lorsque Trump, depuis Riyad, a annoncé la levée de toutes les sanctions américaines contre la Syrie, après que des sources ont indiqué qu'Erdogan et le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane l'y avaient incité.
Erdogan et Trump se sont entretenus au moins trois fois depuis la réélection de ce dernier, et ont échangé à nouveau mercredi avec d'autres dirigeants sur la question syrienne.
Trump a également nommé l'un de ses proches conseillers, Thomas Barrack, ambassadeur des États-Unis en Turquie, lequel a déclaré à son arrivée la semaine dernière vouloir élever la relation d'un niveau « excellent » à un niveau « extraordinaire ».