"Quel regard portez-vous sur le développement de l’intermédiation financière islamique en France à ce jour ?
Tout d’abord, commençons par un état des lieux si vous le voulez bien. De quelles solutions financières islamiques disposons-nous en France à ce jour ? En matière de finance des particuliers, un ménage souhaitant se conformer aux principes de la finance islamique peut utiliser un compte courant islamique auprès de la Banque Chaabi, souscrire le contrat d’assurance-vie Salam-Pax auprès de SwissLife (en passant notamment par des distributeurs comme CFCI), investir dans les sukuk de Legendre Patrimoine et se procurer une série de fonds islamiques dits UCITS IV, voire de titres vifs islamiques, fabriqués par une série d’asset managers européens. C’est bien mais c’est loin d’être suffisants : il manque des produits d’épargne simples comme les comptes à terme et les comptes sur livrets, mais surtout les solutions de financement (auto, immo, conso) font encore défaut, faute d’une banque islamique. Pour les entreprises, les instruments d’épargne ouverts aux particuliers sont tout aussi disponibles, mais l’offre de financement reste maigre. Pour les institutionnels, il existe de surcroît la possibilité d’investir dans le secteur immobilier français par le biais d’OPCI, comme La Française AM la montré il y a quelques mois avec son opération de co-investissement islamique en tandem avec « une grande banque islamique du Koweït ». Comment interpréter ces initiatives ? Certes, ces dernières foisonnent, avec un certain succès d’ailleurs. Mais elles demeurent atomisées, faiblement coordonnées, éparses et surtout partielles. Une offre, pour être compétitive et valorisée par la clientèle doit être exhaustive. Sans les solutions de financement, le marché reste incomplet, donc bancal.

La société Legendre Patrimoine a lancé les premiers sukuk français, ouverts tant aux particuliers qu’aux investisseurs institutionnels, sous le nom commercial « Orasis »… Vous qualifiez cette solution comme une solution d’épargne industrielle. Vous estimez que c’est une étape cruciale dans le développement de la finance islamique dans notre pays. Pourquoi ?
Etape cruciale en effet ! Cette initiative prouve, s’il le fallait, que nous pouvons, en France, proposer des sukuk. Beaucoup en doutaient. Si nous pouvons le faire une fois, alors nous pouvons répliquer la structure de manière infinie. En outre, ce sont des sukuk d’une nature particulière : comme vous le soulignez, ce sont des sukuk industriels, en ce sens qu’ils servent de moyens au financement d’un champ particulier de l’économie réelle, à savoir les énergies renouvelables. Ce ne sont pas des obligations (c’est-à-dire des titres de dette) mais des parts de sociétés en participation ou des parts de SARL, lesquelles sociétés acquièrent du matériel photovoltaïque mis en location auprès des sociétés d’exploitation énergétiques. La finance verte au service de l’industrie verte ; la finance éthique au service de l’économie soutenable… beaucoup ont souhaité promouvoir ce concept, mais c’est en France que nous l’avons implémenté. Legendre Patrimoine et toute l’équipe qui s’est constituée autour de cette enseigne peuvent à juste titre se prévaloir d’une véritable innovation dans le monde foisonnant de la finance éthique.

Vous aviez d’abord pensé que ce serait l’Etat ou une collectivité territoriale qui seraient les premiers émetteurs d’« obligations » islamiques ou encore une grande entreprise du CAC 40. Or ce ne fut pas le cas. Comment l’expliquez-vous ?
J’avoue ma perplexité sur ce sujet précis. Je n’arrive pas à m’expliquer les raisons de fond qui président à la réticence des grands acteurs publics et privés en matière d’émission de sukuk, dans leur acception « obligataire » cette fois-ci. Abordons si vous le voulez bien les contraintes qui peuvent émerger, point par point. Contraintes techniques d’abord : d’un point de vue technique, structurer des sukuk, pour un néophyte ou un non-spécialiste, peut paraître complexe, voire franchement rédhibitoire, mais pas davantage qu’en matière de titrisation conventionnelle. En France aujourd’hui, il ne demeure guère de contraintes de ce genre pour émettre des sukuk ; nous avons même un « compartiment sukuk » sur NYSE Euronext, à Paris. Contraintes économiques ensuite : les émetteurs, publics ou privés, se plaignent d’un tarissement relatif de la liquidité et d’une forme plus ou moins aigüe de « credit crunch » (raréfaction du crédit). Eh bien, la liquidité islamique, grâce au pétrole, continue d’être largement disponible… pourquoi ne pas l’exploiter ? Cela me semble aberrant de s’interdire l’accès à un tel gisement de liquidités et d’opportunités d’affaires, sous prétexte que ces dernières sont « islamiques ». Contraintes financières de surcroît : il faut avouer que la contrainte financière peut paraître, a priori, sérieuse… Les sukuk, compte tenu de leur degré élevé de structuration, génèrent des coûts supplémentaires et, en outre, seraient moins liquides (donc plus chers) que des émissions obligataires conventionnelles. Restons sérieux : pour les très grandes émissions, les coûts fixes attachés au sukuk (design, structuration, rating, conformité islamique) sont amortis sur des volumes tellement énormes que, par euro de sukuk émis, ils en deviennent négligeables ; ensuite, la liquidité des sukuk sur le marché secondaire s’est considérablement améliorée à mesure que le marché se développe : avec un trend de 120 milliards d’émissions annuelles, la prime d’illiquidité des sukuk se tasse à mesure que le marché s’étend. Et puis, en comparaison de ces (éventuels) surcoûts, que de bénéfices hors prix ! Contraintes réputationnelles enfin : ah, nous y voilà… Il y a sans doute un problème d’affichage. Sans doute que compte tenu du contexte, souvent délétère, dans lequel baigne la « question islamique », beaucoup de décideurs sont-ils rebutés davantage par les mots que par les faits : le caractère « islamique » de la liquidité exploitable par le truchement des sukuk est peut-être un qualificatif que peu souhaitent voir accolé à la marque « Made in France ».

D’autres émissions de sukuk sont-elles à prévoir ? Par qui, dans quels domaines ?

Je n’ai pas eu vent d’une émission imminente de sukuk en France. Cela dit, le projet du Grand Paris est un candidat idéal pour une émission d’obligations islamiques de grande envergure. Quelques articles de presse ont déjà mentionné cette éventualité, qui fait sens à tout point de vue. C’est un projet quasi-souverain, portant a priori un niveau de risque faible, et adossé à des infrastructures génératrices de cash flows récurrent, prévisibles et sains. Par ailleurs, conceptuellement, on peut imaginer des sukuk adossés à des actifs immobiliers générateurs de loyer, sous la forme d’une SCPI : la tranche « equity » de la SCPI serait commercialisée sous la forme d’un fonds, tandis que le levier de la SCPI, au lieu d’être proposé aux banques pour un financement islamique, serait mis à la disposition des marchés financiers sous la forme de sukuk. A court et moyen termes, ce sont les deux options qui me semblent les plus exploitables ; à long terme, nous pourrions faire beaucoup, beaucoup plus, si seulement nous pouvions en France nous délester de nos œillères suspicieuses et du prisme déformant colportés par certains médias, lesquels sur-politisent des enjeux d’abord économiques.

La Banque Chaabi, au-delà de ses solutions de dépôts en comptes courants islamiques, ne devrait plus tarder à proposer d’autres produits, en matière de financement et d’épargne...
Pour en savoir plus quant aux projets de la Banque Chaabi, il faudra interroger Banque Chaabi elle-même. Cela dit, je fais référence ici à un débat passionnant qui a eu lieu à Dauphine en juin dernier, sur la question lancinante de la finance islamique des particuliers en France. Banque Chaabi avait décrit, devant un auditoire plongé dans un silence de cathédrale (si j’ose dire), les séquences de son développement produit : après le compte courant Harmonis, un compte courant pour les professionnels et associations, puis un compte à terme, puis un contrat d’assurance-vie et enfin des solutions de financement islamique, notamment immobilier, pour les particuliers et les professionnels. Reste à savoir à quelles dates ces différentes solutions seront commercialisées, et surtout industrialisées.

Des solutions d’investissement adossées à de l’immobilier de bureau, voire à de l’immobilier résidentiel pourraient également être prochainement proposées ?
Pour les institutionnels, cela existe déjà. L’initiative de la Française AM, l’asset manager du Crédit Mutuel du Nord, en témoigne : c’est un OPCI d’une valeur totale d’environ 50 millions d’euros, y compris un levier financier de 50%, et d’une tranche « equity » de 50%, cette dernière étant co-investie par La Française AM (par le biais d’un de ses partenaires intra-groupe) et une banque islamique golfiote. Forts de ces fonds, les co-investisseurs ont acquis un bâtiment de bureaux à Paris, loué par France Telecom, par le biais d’un bail de long terme. Nous pourrions nous inspirer de cette structure pour proposer un produit ouvert aux particuliers, non pas sous format d’OPCI, mais davantage sous celui de SCPI, avec ou sans levier financier. Pour cela, nous devons d’abord lever certains obstacles, notamment convaincre les « Fondateurs » de la SCPI d’entrer à son capital, sans quoi la commercialisation active d’un tel produit ne serait tout bonnement pas possible.

Le takaful (l’assurance islamique) devrait continuer de progresser dans l’Hexagone ?

C’est en tout cas notre pari. Nous avons déjà exploré le potentiel important du takaful-vie, par le biais du produit d’assurance-vie islamique Salam Pax de SwissLife. C’est en deux mots le premier contrat d’assurance-vie islamique disponible en France métropolitaine, adossé à une SICAV, laquelle est l’habitat d’un fonds de fonds islamiques, tous UCITS IV (c’est-à-dire distribuables auprès des particuliers de France, de Navarre… et d’Europe). Il va sans dire que ce produit est un excellent sous-jacent pour une épargne destinée à la retraite, à l’acquisition immobilière différée dans le temps, au financement de la formation universitaire future des enfants, ou au pèlerinage à la Mecque. Compléter la gamme takaful par de l’assurance islamique non-vie, ou IARD, est une excroissance naturelle de notre initiative. L’idée est de pouvoir rendre islamique la plupart des contrats d’assurance et d’assistance ouverts aux particuliers d’abord, puis aux entreprises : habitation, véhicule, santé, école, rapatriement, voyage… Comme pour les produits de financement (i.e. de banque), il nous faudra nous appuyer sur un partenaire spécialiste des métiers de l’assurance IARD et à même de s’intéresser à la clientèle dite « affinitaire ». Ce ne sera pas chose facile, à en croire notre expérience sur le terrain de la banque, mais nous avons bon espoir qu’un acteur finira par émerger et fera le pari de la finance islamique en Europe.
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