* La Jordanie, alliée des États-Unis, s'oppose aux idées de Trump visant à déplacer les habitants de Gaza

* Tout afflux de Palestiniens est vu comme une menace existentielle pour la Jordanie

* Le roi Abdallah a rejeté l'idée de Trump de prendre le contrôle de Gaza

* Il exprimera son inquiétude à Washington la semaine prochaine

par Suleiman Al-Khalidi

AMMAN, 6 février (Reuters) - Le projet du président américain Donald Trump de réinstaller des Palestiniens de Gaza en Jordanie porte en germes l'extrémisme et le chaos pour le Proche-Orient, met en danger la paix du royaume hachémite avec Israël et menace même la survie du pays.

Tel est le sévère avertissement que le roi Abdallah II de Jordanie prévoit d'adresser à Donald Trump lors de leur rencontre à Washington, le 11 février, dans le cadre d'une offensive diplomatique contre tout projet de déplacement des Palestiniens, selon trois hauts fonctionnaires jordaniens, qui ont refusé d'être identifiés.

"Il s'agit d'une question existentielle. L'opinion publique s'y oppose fortement et la Jordanie ne peut l'envisager. Il ne s'agit pas d'une question économique ou de sécurité pour la Jordanie, mais d'une question d'identité", déclare Marouane Mouacher, ancien ministre jordanien des Affaires étrangères, qui a participé à la négociation du traité de paix conclu entre la Jordanie et Israël en 1994.

L'un des hauts fonctionnaires a déclaré que le roi Abdallah avait multiplié les appels téléphoniques pour obtenir le soutien des poids lourds de la région que sont l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Qatar.

"Il s'agit du test le plus important dans les liens avec notre allié stratégique", a-t-il déclaré.

Brian Hughes, porte-parole du Conseil de sécurité nationale de la Maison Blanche, a déclaré que Donald Trump avait "hâte" de discuter avec le roi Abdallah "des moyens par lesquels nous pouvons collaborer pour rendre le Proche-Orient plus pacifique".

Interrogé sur ce point, un haut responsable du gouvernement jordanien a déclaré que la position de la Jordanie avait été clairement exposée dans les récentes déclarations du roi exprimant son opposition aux déplacements massifs de population.

Pour la Jordanie, les propos de Donald Trump sur la réinstallation de quelque 2 millions de Gazaouis ressemblent dangereusement à son cauchemar d'assister à une expulsion massive des Palestiniens de l'enclave et de Cisjordanie et fait écho à une vision longtemps propagée par la droite israélienne selon laquelle la Jordanie serait pour eux un foyer alternatif.

GAZA AVANT LA CISJORDANIE ?

L'inquiétude de la Jordanie est amplifiée par la montée de la violence à sa frontière avec la Cisjordanie, occupée par Israël, où les espoirs des Palestiniens de créer un État se sont rapidement heurtés à l'expansion des colonies juives.

Amman craint qu'un déplacement de la population de Gaza n'ouvre la voie à l'expulsion de 3 millions de Palestiniens supplémentaires de Cisjordanie.

Si l'Égypte, l'État le plus peuplé du monde arabe, est également très préoccupée par l'idée de Donald Trump, la situation est encore plus critique pour la Jordanie, bien plus petite, qui a accueilli plus de Palestiniens que tout autre État après la création d'Israël, en 1948.

Selon certaines estimations, plus de la moitié de sa population de 11 millions d'habitants est palestinienne.

Marouane Mouacher, devenu premier ambassadeur de Jordanie en Israël après le traité de 1994, souligne que la principale justification du royaume pour faire la paix avec son voisin était d'empêcher la création d'un État palestinien en Jordanie, mais que cet argument officiel est aujourd'hui "sérieusement remis en question, non pas par les gens ordinaires, mais par l'establishment lui-même".

Proche allié de l'Occident depuis qu'elle a pris son indépendance vis-à-vis de la Grande-Bretagne en 1946, la Jordanie accueille les forces américaines en vertu d'un traité qui leur permet de se déployer dans les bases du pays.

Le royaume, frontalier d'Israël, a su se protéger des guerres successives qui ont éclaté dans les pays voisins, l'Irak et la Syrie, au cours des vingt dernières années.

LA JORDANIE SE PRÉPARE AUX PIRES SCÉNARIOS

Le pays se prépare toutefois aujourd'hui aux pires scénarios. Les plans élaborés par l'armée et les services de sécurité vont de la déclaration de guerre avec Israël à l'abrogation du traité de paix, en passant par l'état d'urgence, ont indiqué des responsables jordaniens à Reuters.

"Nous espérons que nous ne verrons pas des milliers de Palestiniens traverser la frontière pour tenter d'entrer dans le royaume, mais nous sommes prêts", a déclaré l'un d'eux.

Interrogé sur les plans d'urgence, le haut fonctionnaire du gouvernement a déclaré : "La Jordanie sera toujours prête à faire tout ce qui est nécessaire pour protéger sa sécurité nationale."

Le roi Abdallah, dont la dynastie hachémite est originaire de la péninsule arabique et descend du prophète Mahomet, a déclaré mercredi qu'il rejetait toute tentative d'annexer des terres et de déplacer des Palestiniens.

Si l'approche pro-israélienne du conflit au Proche-Orient adoptée par Donald Trump au cours de son premier mandat a suscité des craintes en Jordanie, les responsables se disent déconcertés par ses déclarations sans précédent suggérant un transfert massif des habitants de Gaza vers le royaume.

Lundi, le président américain a précisé sa vision en annonçant que les États-Unis prendraient le contrôle de la bande de Gaza après avoir réinstallé les Palestiniens ailleurs, pour en faire une "Riviera du Moyen-Orient".

Lors d'une conférence de presse à la Maison blanche, la porte-parole Karoline Leavitt est revenue mercredi sur les déclarations de Donald Trump selon lesquelles les habitants de Gaza devaient être réinstallés de manière permanente dans les pays voisins, précisant qu'il ne s'agirait que d'un processus temporaire pour reconstruire Gaza.

"L'IDÉE DANS SON ENSEMBLE EST INAPPLICABLE"

Le plan de Donald Trump bouscule des décennies de politique américaine fondée sur la "solution à deux États", qui envisage un État palestinien à Gaza et en Cisjordanie aux côtés d'Israël et bénéficie d'un large soutien international.

S'exprimant au côté du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, Donald Trump a déclaré mardi que le roi Abdallah et le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi se rallieraient à son idée.

"J'ai le sentiment qu'ils ouvriront leur cœur et qu'ils nous donneront le type de terre dont nous avons besoin pour que les gens puissent vivre en harmonie et en paix", a-t-il dit.

Le roi Abdallah a pour objectif de convaincre le président américain que son plan n'est pas viable et fera pression sur les responsables politiques du Capitole avec lesquels la Jordanie entretient des liens étroits, ont déclaré des fonctionnaires au fait de ses intentions.

"(Il) doit faire très attention à ne pas se mettre à dos Trump", déclare Joost Hiltermann, du groupe de réflexion Crisis Group.

"Je ne pense pas qu'ils puissent faire grand-chose pour le faire changer d'avis, mais franchement, l'idée dans son ensemble est inapplicable", ajoute-t-il, estimant qu'un afflux massif de Palestiniens entraînerait la chute du royaume.

Donald Trump a également fait allusion à l'important soutien dont bénéficient l'Égypte et la Jordanie de la part des États-Unis.

La Jordanie reçoit environ 1,45 milliard de dollars par an d'aide militaire et économique des États-Unis, ce qui en fait l'un des principaux bénéficiaires de l'aide américaine.

RISQUE DE RETRAIT DU SOUTIEN ÉCONOMIQUE AMÉRICAIN

Le royaume se prépare au risque d'un retrait du soutien économique américain, qu'il ne peut pas vraiment se permettre alors qu'il tente encore de s'adapter à la fin de l'aide financière généreuse autrefois fournie par ses alliés arabes du Golfe, qui s'est tarie au cours de la dernière décennie.

La Jordanie ressent déjà les effets du gel de l'aide globale de l'administration Trump. Mais l'un des responsables a déclaré que la pression économique ne ferait pas changer d'avis le pays, tant les dangers liés à l'accueil de millions de Palestiniens sont sérieux.

Anticipant le risque d'une réduction de l'aide américaine, le roi Abdallah a exhorté d'autres alliés à accroître leur aide, a déclaré un fonctionnaire, soulignant l'accord de partenariat conclu le 29 janvier avec l'Union européenne, qui représente pour la Jordanie une valeur de 3 milliards d'euros au cours des deux prochaines années.

Dans un message politique apparemment adressé aux États-Unis, la Jordanie a également assoupli les restrictions imposées aux manifestations organisées par un parti d'opposition islamiste, le "Front d'action islamique anti-américain", branche des Frères musulmans et allié idéologique du Hamas.

Des slogans pro-Hamas ont été scandés et des photos de dirigeants du mouvement tués ont été brandies récemment lors d'une manifestation. "M. Trump : La Jordanie est souveraine et n'est pas une marchandise", a déclaré aux manifestants Mourad Adailah, dirigeant des Frères musulmans en Jordanie.

Lamis Andoni, expert des affaires jordano-palestiniennes, a déclaré que le roi devrait agir indépendamment des pressions américaines, ou risquer la destruction de son pays : "Il n'y a pas d'autre issue pour le roi Abdallah que d'insister sur le rejet des plans de Trump." (Avec Tom Perry à Beyrouth et Steve Holland à Washington, version française Benjamin Mallet, édité par Sophie Louet)