Pourquoi tant d’or européen dort encore à New York

C’est une histoire de guerre, de dollar et de confiance. Après la Seconde Guerre mondiale, de nombreux pays, traumatisés par la menace de confiscation de leurs réserves d’or par les puissances ennemies, ont choisi de mettre leur or à l’abri aux États-Unis. Dans ce contexte de reconstruction et d’instabilité, entreposer le précieux métal dans les coffres ultra-sécurisés de la Federal Reserve Bank à New York apparaissait comme une évidence. Et pour cause : en 1944, les accords de Bretton Woods consacrent le dollar comme monnaie de référence mondiale, convertible en or. Les États-Unis, alors détenteurs de la plus grande partie de l’or mondial, deviennent le coffre-fort de la planète.

Dans les années 1950-60, les pays d’Europe de l’Ouest, comme l’Allemagne de l’Ouest, transfèrent une large part de leurs réserves vers les États-Unis. Motif ? Stabilité politique, sécurité physique, liquidité optimale sur la place new-yorkaise, mais aussi protection stratégique : face à la menace soviétique, mieux valait éloigner les lingots du rideau de fer. Stocker son or à New York, c’était aussi envoyer un signal fort d’alliance avec Washington. 

Mais désormais, un vent de défiance souffle sur les coffres new-yorkais. En Allemagne comme en Italie, les appels à rapatrier les réserves d’or stockées à la Fed se multiplient. L’argument n’est plus seulement économique : il est géopolitique. Avec Trump qui menace l’indépendance de la Banque centrale américaine et des tensions globales qui montent, certains jugent risqué de laisser reposer plus de 245 milliards de dollars d’or européen de l’autre côté de l’Atlantique.

Les pays qui détiennent le plus d'or
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Le cas allemand : retour sous haute tension du "trésor" de Francfort

Pendant des décennies, l’Allemagne a entreposé une grande partie de son or bien loin de ses frontières. Avec 3 352 tonnes, la Bundesbank détient le deuxième stock d’or au monde, juste derrière les États-Unis. Pourtant, plus d’un tiers de cet or repose toujours à New York, vestige d’une époque où le dollar était encore indexé à l’or, et où l’URSS faisait peser une menace militaire directe. Mais à partir des années 2010, le sujet devient explosif.

Sous la pression de la Cour des comptes allemande et d’une opinion publique de plus en plus méfiante, la Bundesbank lance en 2012 un plan de rapatriement partiel : 374 tonnes stockées à Paris — jugées stratégiquement obsolètes depuis la fin de l’étalon-or — sont rapatriées, de même que 300 tonnes depuis New York. L’opération, étalée entre 2014 et 2017, se déroule sans incident. À son terme, la moitié des réserves d’or allemandes sont conservées à Francfort. Mais le dossier ne s’est pas refermé pour autant.

En 2025, l’histoire reprend de plus belle. La réélection potentielle de Donald Trump relance les inquiétudes géopolitiques. En mai, l’association des contribuables européens (TAE) appelle officiellement la Bundesbank et le ministère des Finances à rapatrier le stock encore entreposé à New York, craignant une perte d’indépendance de la Réserve fédérale sous la pression politique de la Maison-Blanche. Le message est clair : la confiance dans l’Amérique comme gardienne d’or vacille.

Des députés CDU/CSU (droite modérée) au Bundestag et au Parlement européen embrayent : selon eux, il ne serait “pas exclu que Washington invente un jour des idées créatives pour traiter l’or étranger”. Traduction : confisquer ou bloquer. Même des chaînes publiques comme ZDF ou ARD relaient désormais ces interrogations, jadis réservées aux milieux conspirationnistes ou à l’extrême droite. Le débat est devenu mainstream. Pour la gauche populiste comme pour la droite conservatrice, la réponse est de plus en plus évidente : mieux vaut reprendre le contrôle physique de ses réserves, en cas de rupture avec Washington. Aujourd’hui, 37 % de l’or allemand reste à New York, mais le débat ressurgit avec force, notamment avec la politique sismique de Trump.

Italie : l’or national revient au cœur du débat politique

Avec 2 452 tonnes de réserves officielles, l’Italie détient le troisième plus grand stock d’or au monde, à quasi-égalité avec la France. Un pactole stratégique d’environ 75 milliards d’euros, géré par la Banca d’Italia, héritage du miracle économique d’après-guerre. Et comme l’Allemagne, Rome a entreposé une partie significative de son or à l’étranger, notamment aux États-Unis. Plus de 800 tonnes dormiraient toujours dans les coffres de la Fed à New York — un choix historiquement motivé par la stabilité financière transatlantique.

Mais depuis l’émergence des partis souverainistes, le sujet est devenu politiquement inflammable. En 2019, alors que la Ligue et le Mouvement 5 Étoiles dominaient la scène, un projet de loi fut déposé pour affirmer que l’or de la Banque d’Italie appartenait à l’État italien — un geste symbolique fort pour rétablir une souveraineté monétaire jugée floue. À l’époque, la crainte portait surtout sur une éventuelle vente des réserves par le gouvernement pour alléger la dette publique. Le débat portait donc sur une utilisation intérieure, non sur la localisation physique des lingots.

Mais à partir de 2022, le ton change. Les turbulences géopolitiques, la montée des tensions avec Washington, et l’hypothèse d’un retour de Trump à la Maison-Blanche ravivent les inquiétudes. En 2025, l’ancien eurodéputé Fabio De Masi estime qu’il est temps de rapatrier une partie des réserves stockées outre-Atlantique. Dans la foulée, l’Association des contribuables européens (TAE), déjà active sur le dossier allemand, adresse une lettre aux autorités italiennes pour alerter sur une possible perte de contrôle si Trump décidait d’influencer la Fed. L’argument est simple : en cas de crise majeure, mieux vaut que l’or soit sur le sol italien.

Michael Jäger, président de la TAE, l’exprime sans détour : « Nous sommes très inquiets à l’idée que Trump puisse s’ingérer dans l’indépendance de la Réserve fédérale ». Ce qui est en jeu ici, c’est moins la gestion actuelle de la Fed que la possibilité qu’un futur conflit, une sanction, ou une rupture diplomatique ne compromette l’accès physique aux réserves.

France : l’or national déjà à Paris, héritage du général De Gaulle

La France est l’un des rares grands pays à ne pas avoir à débattre du rapatriement de ses réserves d’or. Et pour cause : elles sont déjà là. Avec 2 436 tonnes d’or, la Banque de France détient le quatrième plus important stocks au monde — au coude-à-coude avec l’Italie — et environ 91 % de ces réserves sont stockées en plein cœur de Paris, dans le célèbre coffre-fort souterrain de la Banque de France, surnommé « La Souterraine ». Sans difficulté de stockage : à elle seule, « la Souterraine », la réserve fortifiée de 10 000 mètres carrés de la Banque de France située 25 mètres sous terre au cœur de Paris, pourrait abriter tout l’or du monde.

Cette situation singulière s’explique par un choix stratégique ancien. Dans les années 1960, le général De Gaulle, fervent défenseur de la souveraineté monétaire, dénonçait le “privilège exorbitant” du dollar, et ordonna le rapatriement d’une partie de l’or français stocké aux États-Unis, en profitant de la convertibilité dollar-or du système de Bretton Woods. La France échange alors des dollars contre de l’or physique, quelques centaines de tonnes, qu’elle fait rapatrier. Un geste plus politique qu’économique, mais qui cristallisait la méfiance gaullienne envers la monnaie américaine.

Après la fin de Bretton Woods en 1971, comme tous les pays, la France cesse les conversions en or, mais conserve l’essentiel de ses réserves sur son sol, contrairement à l’Allemagne ou à l’Italie. Une partie — environ 9 %, soit un peu plus de 200 tonnes — est cependant restée à l’étranger, principalement à la Banque d’Angleterre et à la Fed de New York. Mais uniquement pour des raisons techniques de liquidité, afin de pouvoir rapidement négocier ou échanger ces lingots si nécessaire.

Contrairement à Berlin ou Rome, la France n’a donc jamais lancé de vaste opération de rapatriement dans les années 2010. Pas besoin. L’or y est déjà. Aucune incertitude géopolitique ne pesait sur la capitale, et la Banque de France est considérée comme une institution fiable, respectée, et parfaitement équipée pour sécuriser ces actifs stratégiques.

Cela n’a pas empêché quelques soubresauts politiques. En 2014, en pleine crise de la zone euro et alors que la défiance envers l’Union européenne monte, Marine Le Pen réclame un audit complet des réserves d’or françaises. Elle demande aussi le retour intégral des lingots stockés à l’étranger et l’arrêt des ventes d’or, faisant référence aux 500 tonnes cédées entre 2004 et 2009 sous Nicolas Sarkozy. Le tout dans un discours plus large sur la reconquête de la souveraineté monétaire et une sortie de l’euro.

Mais aucune de ces propositions n’a été retenue. À l’époque, Christian Noyer, gouverneur de la Banque de France, affirme que les réserves sont “en sécurité, comptabilisées avec rigueur, et déjà sur le territoire national”. Fin de non-recevoir.

Pour aller plus loin : L’or bat des records, les banques centrales accélèrent la dédollarisation

Depuis 2009, l’once d’or n’a cessé de grimper sur fond de crises globales. 1 000 dollars pendant la grande crise financière, 2 000 en pleine pandémie, 3 000 début 2025 après l’escalade commerciale entre grandes puissances, et 3 500 dollars le 22 avril, à la suite d’une attaque verbale de Donald Trump contre la Réserve fédérale. Résultat : l’or s’impose, une fois de plus, comme l’actif refuge ultime. Avec près de +30 % de performance depuis janvier, il domine les marchés financiers en 2025. Selon Goldman Sachs, l’once pourrait atteindre les 4 000 dollars d’ici mi-2026. À ce prix, un lingot de 1 kg vaudrait 130 000 dollars.

Gold vs SP500 sur 3 ans
Zonebourse

Mais si les particuliers surfent sur la tendance, ce sont surtout les banques centrales qui pèsent. En 2024, elles ont acheté 1 044 tonnes d’or, dépassant pour la troisième année consécutive le seuil symbolique des 1 000 tonnes — bien au-delà des 473 tonnes annuelles de la décennie précédente. À ce rythme, les réserves officielles pourraient atteindre leur record historique de 38 300 tonnes dès fin 2026, un niveau jamais vu depuis 1965.

Et contrairement aux décennies précédentes où les pays développés réduisaient leurs stocks, ce sont désormais les émergents qui mènent la danse : +44,17 tonnes pour la Chine, +72,6 pour l’Inde, +89,5 pour la Pologne, sans oublier la République tchèque, l'Irak, le Qatar ou encore l’Égypte. Tous n’expliquent pas leurs achats, mais pour les analystes, une motivation domine : la dédollarisation.

Les réserves d'or
World Gold Council

La défiance vis-à-vis du billet vert s’accumule depuis plus d’une décennie. Les amendes infligées par les États-Unis à des banques étrangères pour avoir traité en dollars ont laissé des traces. Le gel des réserves russes en 2022 après l’invasion de l’Ukraine a marqué un tournant. Et aujourd’hui, les pays comme la Chine, l’Iran ou la Russie ne veulent plus dépendre d’une devise contrôlée par Washington.

L’autre pilier des réserves monétaires, les bons du Trésor américain, subissent eux aussi une perte de confiance. L’envolée de la dette publique US, désormais au-delà des 36 000 milliards de dollars, inquiète. Les revirements à répétition de Trump, ses attaques contre l’indépendance de la Fed, ou encore ses mesures tarifaires instables, alimentent les craintes d’un retour de l’inflation et d’un affaiblissement du dollar. Dans ce climat, l’or redevient incontournable : il ne dépend de personne, ne peut être gelé, et offre une protection contre les turbulences politiques et monétaires.

Et la Chine semble avoir tranché : ses avoirs en Treasuries sont passés de 1 300 milliards de dollars en 2013 à moins de 800 milliards en 2024. Pendant ce temps, ses réserves officielles d’or ont doublé, passant de 1 054 à 2 279 tonnes.