Avec respectivement -57% et -37% sur 10 ans (hors dividendes), les actions Carrefour et Casino font partie des très mauvais élèves de la cote française. A bon entendeur, le CAC40 s'est adjugé 52% dans l'intervalle. La distribution alimentaire traditionnelle est entrée en crise partout dans le monde, plus ou moins précocement selon les marchés. La situation est plus compliquée dans l'hexagone qu'ailleurs : les analystes financiers considèrent que la France est le marché d'épicerie le plus difficile d'Europe.

L'équipe de recherche de Bernstein a longtemps pensé que les choses allaient se dégrader avant de s'améliorer. Mais force est de constater que le malaise se poursuit voire qu'il s'accentue. Sur les 17 dernières années, le retour sur capitaux investis (ROIC) du secteur est, en moyenne, légèrement inférieur au coût moyen pondéré du capital (WACC). Schématiquement, un ROIC supérieur au WACC signifie que la société ou le secteur créent de la valeur. Dans le cas contraire, on parle de destruction de valeur. C'est l'objet du graphique qui suit, qui porte sur la totalité du secteur :

Destruction de valeur dans la distribution en Europe (Bernstein)

Or si cet indicateur est neutre sur 17 ans - ce qui n'est déjà pas un signal très positif - il est particulièrement dégradé sur la période récente. Le second graphique montre la différence ROIC-WACC. Les quatre exercices précédents constituent les quatre pires performances des 17 dernières années. En réalité, Bernstein pense que le tableau est encore plus sombre car les graphiques n'intègrent pas les dépréciations d'actifs et font fi des sociétés disparues ou acquises ("biais du survivant").

ROIC et WACC de la distribution en Europe (Bernstein)

Loin de la consolidation, une fragmentation

Jusqu'à présent, Bernstein se reposait sur une formule mathématique basique, corroborée par les faits : consolidation + économies d'échelle = hausse de la rentabilité. Cela s'est vérifié sur plusieurs marchés et le recul montre que la distribution alimentaire est la plus rentable là où il y a le moins d'acteurs en concurrence. Jusqu'ici, rien de surprenant. Le problème, c'est que le secteur se fragmente à nouveau au lieu de se concentrer, malgré les bénéfices avérés des économies d'échelle. Bernstein parle de "balkanisation".

Il y a plus de dix ans, Carrefour était le plus gros acteur du secteur, et de loin. Leclerc l'a dépassé. Intermarché, Système U et Aldi, des acteurs plus petits, gagnent des parts de marché. "Ils se différencient par des coûts plus faibles et des modèles de gouvernance plus efficaces", selon le bureau d'études, qui change son fusil d'épaule : il pense maintenant qu'après un certain degré de consolidation, le processus s'inverse et le marché se morcelle en un patchwork d'acteurs différenciés. C'est l'émergence de Grand Frais en France, Aldi au Royaume-Uni ou Wegmans aux Etats-Unis. Et d'une pléiade d'autres enseignes avec des offres plus spécifiques, parfois moins universalistes.

Un secteur à éviter, sauf opportunités bien précises

Pour Bernstein, la distribution alimentaire en Europe devrait encore "détruire de la valeur" en Europe en 2020 et au-delà. Par conséquent :

  • C'est un secteur de trading, pas d'investissement de long terme.
  • Le secteur a un biais structurel vers la destruction de valeur.
  • Les investisseurs et les valorisations sont trop sensibles aux attentes de croissance de court terme.

Le bureau d'études préconise du "stock picking". Pour l'investisseur de long terme, il conseille de privilégier des acteurs qui cochent la plupart, sinon toutes les cases suivantes :

  • Une taille dominante en local
  • Une position de leader dans le commerce alimentaire en ligne
  • Une bonne exposition sur plusieurs segments couplée à une capacité d'innovation reconnue
  • Une génération de cash-flow libre solide
  • Une gouvernance de qualité

Actuellement, Bernstein n'a qu'un avis positif sur le secteur : le britannique Tesco (objectif 290 GBp). Il est aussi positif sur Ocado (objectif 1600 GBp) mais considère que c'est avant tout un fournisseur de technologie. Il est neutre sur Wm Morrison, Sainsbury et Ahold Delhaize. Et toujours négatif sur Metro, Jeronimo Martins, Casino et Carrefour. Concernant les deux acteurs français, l'analyste a aussi réagi ce matin à la perspective de cession de Leader Price à Aldi par Casino : en renforçant un acteur montant, la fragmentation du marché ne risque pas de s'améliorer.

Le parcours de Casino et Carrefour vs. CAC40 sur 10 ans
Illustration, sur 10 ans, du déclassement des deux grands acteurs cotés français
Les investisseurs qui ont joué le redressement des acteurs français de la distribution alimentaire en sont pour leurs frais depuis plusieurs années. La leçon vaut aussi pour d'autres formes de distribution physique, un secteur qui souffre de la transformation numérique de la société. Le tableau brossé par Bernstein n'est pas vraiment enthousiasmant. A moins qu'un nouveau round de consolidation n'intervienne en France, comme cela a plusieurs fois été évoqué dernièrement.