L'impact réel des restrictions imposées à Huawei par les Etats-Unis est complexe à quantifier, compte tenu du niveau élevé de mondialisation requis par la fabrication d'un smartphone. L'assembleur final est chargé de réunir plusieurs dizaines de composants fournis par une nuée de sous-traitants, qui eux-mêmes s'équipent chez une myriade d'autres acteurs. Leur nombre exact varie d'une marque à l'autre. Il est manifestement impossible de tous les connaître parce que les Apple, Samsung et consorts aiment la discrétion. Il faut souvent attendre la sortie d'un terminal et son démontage par des spécialistes pour apprendre que STMicroelectronics a fourni tel capteur ou que Sunwoda se chargera de la batterie.
 
Qui fournit qui ?
 
Sur le Web, il est possible de trouver des listes de composants de tel ou tel smartphone, mais aucune n'est exhaustive. Après quelques recherches personnelles, ce qui se rapproche le plus d'un inventaire officiel de fournisseurs provient de Fairphone, la marque néerlandaise qui propose des smartphones durables et qui cherche à faire preuve de la plus grande transparence possible quant à l'origine des composants de ses terminaux. La chaîne d'approvisionnement n'est pas nécessairement la même que chez les leaders du marché, mais elle donne une bonne image de la diversité des fournisseurs.

Les fournisseurs identifiés par Fairphone (Source société)
 
Fairphone, donc, a trouvé 102 fournisseurs et 1 assembleur final (Hi-P Suzhou EMS, en Chine) pour son Fairphone 2, dont les derniers exemplaires ont été écoulés il y a quelques semaines. J'utilise le mot "trouvé" à dessein car l'entreprise ne sait pas exactement qui fournit quoi. Elle a bien sûr une bonne visibilité sur ses relations d'affaires directes, dites "Tier 1", celles qui approvisionnent l'usine d'assemblage en produits ou en composés. Ces acteurs "Tier 1" sont au nombre de 58. Mais ils s'approvisionnement eux-mêmes auprès d'autres entreprises dites "Tier 2". Et cela se complique pour Fairphone, qui n'en connaît que 42. Quant aux sous-traitants de sous-traitants, le "Tier 3", le concepteur du Fairphone 2 n'en a identifié que… 2 ! Il doit à coup sûr en exister beaucoup plus, car il serait étonnant que la pyramide soit totalement inversée. Voilà pour la visibilité des contractants.
 
Le grand puzzle géographique
 
Quant aux sites de production, Fairphone a pu en identifier 68, dont 45 sont en Chine, soit 66% du total des sites recensés. Suivent Taiwan et la Malaisie avec 6 sites chacun (9% et 9%), puis le Japon, avec 4 sites (6%). La France est présente avec un site, mais point de STMicroelectronics, de Soitec ou de X-Fab : c'est l'usine ArjoWiggins de Bessé-sur-Braye, qui fournissait des éléments d'emballage. L'équation se complique singulièrement lorsque l'on se penche sur le rapport entre le lieu de production et la nationalité de la société qui opère le site. Par exemple, Infineon, qui fournit des puces pour le Fairphone, le fait depuis son usine en Malaisie. Et si 11 des fournisseurs sont américains (Qualcomm, Synaptics, Corning, 3M, Analog Devices…), aucun des sites de production identifiés n'est localisé aux Etats-Unis. De même, 16 fournisseurs sont japonais, mais 4 sites de production seulement sont recensés dans l'Archipel.
 
La liste dressée par Fairphone, bien qu'incomplète, illustre très bien la mondialisation du secteur… et les difficultés des analystes à quantifier l'impact de la radicalisation des positions, surtout si Pékin décidait de répliquer en imposant des goulets d'étranglement à la fourniture de matériel de sous-traitance technologique à l'industrie américaine.
 
La lecture microéconomique est plus simple
 
Il reste possible de mesurer l'impact direct pour les fournisseurs du groupe chinois lui-même. Le bureau d'études Liberum a tenté l'exercice. Les analystes Janardan Melon et Alexandre Schmidt ont quantifié l'exposition de plusieurs acteurs européens au niveau de leur chiffre d'affaires. Il apparaît qu'AMS est le plus exposé à Huawei, avec une estimation de 4 à 6% des revenus annuels, devant STMicroelectronics (2 à 4%) et Infineon (1 à 2%). Dans l'univers de couverture de Liberum, Melexis, ASML et Aixtron ne seraient pas directement concernés. A ce stade, le bureau d'études ne sait pas si la fourniture va cesser ou si les industriels européens vont continuer à commercer avec Huawei. Quoi qu'il en soit, le Chinois pourrait rompre des contrats s'il ne parvient pas à s'approvisionner auprès de ses fournisseurs américains. Inutile en effet de commencer à monter des smartphones qui n'ont aucune chance d'être terminés. De quoi "sérieusement réduire la capacité d'Huawei à vendre des smartphones et du matériel de communication", pense Liberum.
 
La menace est donc majeure, mais la sanction qui a frappé les acteurs européens en bourse est excessive, estiment les deux analystes. D'abord au regard des chiffres précités. Ensuite parce qu'un consommateur qui ne peut acheter un Huawei ou un Honor se reportera sur d'autres marques. Pour en revenir au franco-italien, le duo "pense que les contenus par téléphone fournis par STM sont plus élevés chez Samsung et Apple que chez Huawei". Enfin, parce que le Chinois a probablement stocké des composants pour s'assurer quelques mois de production, qui pourraient permettre de tenir jusqu'à ce qu'un accord politique soit trouvé.
 
Cet accord entre Pékin et Washington reste le nerf de la guerre. Les lignes qui précèdent montrent la profonde imbrication entre acteurs de l'écosystème des équipements informatiques. Que se passerait-il si les Américains refusaient de vendre aux Chinois et que les Chinois refusaient de vendre aux Américains ? La réponse chiffrée est très complexe, mais pas la réponse spontanée : un sacré bazar, pour rester poli.