Les perdants seront-il une fois de plus les saoudiens comme en 2016, et plus généralement les membres de l’OPEP ? La Russie sera-telle contrainte de faire marche arrière ? Ou bien est-ce du côté des pétroles de schistes américains que se réalisera l’ajustement tant attendu ? Nous vous proposons des éléments de réponse pour mieux saisir les mécanismes en place sur les marchés pétroliers.

  • L’OPEP+ vole en éclats

Le mariage de complaisance, fondé sur les échecs de l’OPEP et liant l’Arabie Saoudite et la Russie, s’est désagrégé à l’issue de la dernière réunion de l’OPEP+ (comprenant les membres de l’OPEP et ses alliés, dont la Russie). Le sujet de la discorde est principalement lié aux résultats de la politique de l’OPEP+ qui consiste à limiter la production de ses membres pour contenir l’offre mondiale et in fine soutenir les cours pétroliers.

Le seul hic est que cette politique est mise à mal par l’avancée de la production américaine qui en limite mécaniquement les effets. Les Etats-Unis sont effectivement devenus les premiers producteurs de pétrole au monde et tendent à devenir un exportateur de plus en plus important, grignotant des parts de marché aux producteurs contraints de limiter la leur.

Les Etats-Unis exportent leur pétrole vers de plus en plus de destinations – source : EIA

C’est dans ce cadre que la Russie a adopté une position de plus en plus hostile,  se demandant pourquoi concéder des parts de marché aux producteurs américains, qui ont des contraintes de production plus élevées. Si les russes ont toujours rechigné à réaliser des coupes de productions supplémentaires et ainsi porter le rôle de producteur d’appoint (plus communément appelé swing producer) avec le cartel, il est clair que les données de marché leur donnent raison : l’OPEP+ perd des parts de marché face aux producteurs US.

Face à une demande en berne et l’essor de la production US, l’OPEP perd des parts de marché

Les nouvelles mesures de soutien proposées par l’OPEP, au menu du dernier sommet, ont donc été catégoriquement refusées par la Russie, qui ne souhaite perdre davantage de parts de marché. C’est l’un des risques majeurs de cette politique, plusieurs fois souligné dans cette même rubrique -  "Cette politique à une limite et non des moindres, celle de tester la capacité des membres de l’OPEP, mais aussi de ses partenaires, à perdre des parts de marché à l’international. Tous les membres ne possèdent pas la même résistance à encaisser ces potentiels "manques à gagner"; ce qui conduira tôt ou tard, comme pour toute entente sur les marchés des matières premières, à ne plus respecter les accords." (Tout le contenu ici : Quand les Etats-Unis fracturent le marché pétrolier).

Plus prosaïquement, la Russie refuse de "subventionner" les producteurs aux coûts élevés, qui devront disparaître pour réguler le marché.

En réponse à cet échec de l’Organisation élargie de porter le rôle de swing producer, l’Arabie Saoudite à fait marche arrière en changeant littéralement de stratégie. Le Royaume s’est engagé dans une guerre des prix en abaissant significativement ses prix de vente et en prévoyant d’augmenter sa production de brut jusqu’à 13 millions de barils par jour (mbj), soit sa capacité maximale.

Les Emirats, quatrième producteur du cartel et proches alliés de Ryad dans le Golfe, leur ont emboité le pas et se sont aussi dits prêts à augmenter leur pompage de plus d'un mbj. Leur production va donc passer de 3 à 4 mbj.

Tout est donc mis en œuvre pour faire revenir la Russie à la table des négociations, quand le marché y voit de son côté un geste fort à l’encontre des fameux producteurs aux coûts élevés, comprenez ici, les producteurs américains de "shale oil". Les saoudiens rentrent finalement dans le jeu des russes, celui d’éradiquer les acteurs ayant les coûts de production les plus élevés, ou bien les plus fragiles financièrement. Autrement dit, les moins à même d’absorber ce choc pétrolier.

Le ton est donné et la guerre des prix sera totale. C’est du moins ce que nous laissent croire les officiels russes, qui déclarent que la Russie peut s'accommoder d’un baril à 25 USD pour les prochaines années et qu’elle augmentera sa production dans un avenir proche.

  • Quid de l’équilibre offre-demande du marché ?

La baisse de la croissance de la demande de pétrole, voire sa destruction liée aux effets économiques du Covid-19 et ce soudain emballement de l’offre ne font pas bon ménage, dans un marché, qui, rappelons-le, souffrait déjà d’un excédent pétrolier.

En effet, la demande de brut a été conjointement révisée à la baisse par l’OPEP, l’Agence Internationale de l’énergie (AIE) et le Département américain de l’énergie (EIA), de l’ordre de 30% en moyenne. Celle-ci pourrait même décliner cette année selon l’AIE, ce serait une première depuis 2009.

Prévisions de l’OPEP, l’AIE et l’EIA concernant l’offre hors-OPEP et la demande en 2020

L’excès d’offre généré dans ce contexte de demande déprimée bouleverse la structure des prix à terme des marchés pétroliers. Ces derniers ont basculé en contango, qui caractérise des prix à terme supérieurs aux prix cash. Ce contango tend d’ailleurs à s’accroître sur les derniers jours pour atteindre aujourd’hui près de 10 USD. Concrètement, ce type de structure des prix à terme incite les producteurs pétroliers à stocker du brut pour le vendre sur des échéances plus lointaine.

Mais le stock à un coût financier (il faut acquérir des capacités de stockage, à terre ou à flot), en plus de représenter un manque à gagner à court terme. Tous les acteurs pétroliers ne sont pas égaux sur cette variable, qui constitue pourtant le nerf de la guerre qui départagera ceux qui survivront des autres.

Evolution de la structure des prix à terme du Brent (sur 1 an)

Lecture : Le contango se dessine dans l’évolution du spread du contrat Brent Mai 2021 – Mai 2020, qui devient positif et s’agrandit pour s’établir à 10 USD aujourd’hui.

Vous l’avez compris, ce déséquilibre offre-demande ne pourra se résorber que par la destruction de l’offre, puisqu’il est beaucoup moins probable que les solutions proviennent de la demande. Ce choc de prix met à rude épreuve la résilience des producteurs de pétrole dans le monde. Evidemment, tous les regards se tournent vers l’industrie américaine des pétroles de schiste, gangrénée par de sérieux problèmes de solvabilité.

  • Les pétroles de schistes américains seront-ils les premiers à tomber ?

Contrairement aux idées reçues, les pétroles de schiste US n’ont pas besoin d’un prix du baril extrêmement élevé pour être rentables. Certains forages ont même des seuils de rentabilité (le fameux "breakeven price") relativement faibles par rapport aux forages conventionnels comme l’atteste la dernière enquête de la Réserve fédérale de Dallas étudiant les prix d’équilibre des puits existants.

Lecture : dans les deux principales zones dans lesquelles votre compagnie est active : quel est le prix dont votre compagnie a besoin pour couvrir les frais d'exploitation des puits existants ?

Le principal problème des pétroles non conventionnels réside davantage dans le cycle d’investissement qui leur est spécifique dans la mesure où il est très court. Pour comprendre cette idée, il convient de s’attarder sur les caractéristiques techniques des pétroles de schistes.

Ces derniers, aussi appelés "shale oil", sont extraits via la technique de fracturation hydraulique. Grossièrement, il s’agit de creuser un puits vertical jusqu’au plateau de schiste. Une fois cette étape réalisée, les opérateurs creusent un puits horizontal dans la couche rocheuse où le pétrole est capturé. La fracturation hydraulique consiste ensuite à injecter à très haute pression un liquide généralement composé d’eau, de sables et d’agents chimiques dans le puits de forage afin de faire craquer la roche ; et ainsi libérer le pétrole prisonnier vers la surface du puits. Il est nécessaire de souligner qu’une fois la roche fracturée, le pétrole est rapidement extrait via cette technique. De ce fait, en moyenne 60% à 70% de la production d’un puits est réalisé dès la première année de son activité : c’est le taux de déplétion, à savoir la part de la réserve qui a été consommée dans une période donnée. Les hydrocarbures de schiste sont donc caractérisés par un taux de déplétion très élevé relativement aux réserves de pétrole conventionnel où ce taux se limite à 4% ou 5% en moyenne par an. Afin de maintenir leurs productions, les producteurs américains doivent sans cesse ouvrir de nouveaux puits de forage, ce qui demande un flux d’investissement continu. Le cycle d’investissement des "shale oil" est ainsi plus court relativement à la production d’hydrocarbure conventionnel du fait d’un cycle de production plus court.

Il est ainsi aisé de comprendre que les acteurs américains sont les plus à même de profiter d’une remontée des cours du baril, flexibilité oblige, mais aussi les premiers à souffrir lorsque les cours chutent.

Ce risque est d’autant plus patent que les principaux acteurs des shale oil sont lourdement endettés, le prix à payer pour soutenir une croissance de la production significative, dans une industrie qui n’a pas entièrement pansé ses plaies du précédent choc pétrolier.

Les principales compagnies concernées ont donc mises en place les premières mesures d’urgence pour faire face à cette chute des prix : plan d’économie, gel des dépenses d’investissement, coupe du dividende etc. Des mesures nettement insuffisantes, c’est du moins ce que price le marché compte tenu de l’explosion des CDS, des produits qui permettent aux créanciers de se couvrir contre la défaillance d’une société. Un exemple ci-dessous avec le CDS de Whiting Petroleum.

Se dirige-t-on donc nécessairement vers des faillites en cascade ? Pas nécessairement, pour deux raisons principales :

Il ne faut pas enterrer l’industrie des schistes américains trop vite, car elle est progressivement devenue le terrain de jeu des grandes majors US, plus résilientes financièrement que les producteurs et explorateurs de taille modeste, qui perdent pratiquement tous de l’argent au dernier pointage.

Enfin, l’administration Trump pourrait venir à la rescousse. D’une part parce qu’il s’agit de défendre l’indépendance énergétique du pays,  véritable question de sécurité nationale. D’autre part, parce que l’industrie des shale oil est beaucoup trop financiarisée. Plus concrètement, son naufrage pourrait entraîner sous les flots tout un pan du système financier, aux conséquences systémiques désastreuses pour l’économie. Une industrie too big to fail en somme.