par Michel Rose

PARIS, 15 novembre (Reuters) - Parmi la centaine de milliers de personnes qui défilait "pour la République et contre l'antisémitisme" dimanche à Paris, une présence inédite attire l'attention : celle des cadres de l'extrême droite française et leur cheffe de file, Marine Le Pen.

C'est pourtant le père de cette dernière, le fondateur du Front national Jean-Marie Le Pen, qui était condamné pour incitation à la haine raciale après avoir déclaré en 1996 que les chambres à gaz utilisées pour tuer les juifs pendant la Shoah constituaient un "détail de l'Histoire" de la Seconde Guerre mondiale.

Mais cette présence à la marche parisienne de la double finaliste de l'élection présidentielle est une nouvelle étape spectaculaire dans la stratégie de dé-diabolisation de son parti, avide de respectabilité dans la perspective d'élections futures, estiment les analystes.

Une stratégie adoptée ailleurs en Europe par d'autres figures de l'extrême droite promptes à mettre en avant la lutte contre l'antisémitisme pour justifier leurs positions anti-immigration et réfuter toute accusation de racisme.

Bien que des voix s'élèvent pour l'accuser d'opportunisme et d'hypocrisie, les analystes jugent que la stratégie adoptée par Marine Le Pen se montre redoutablement efficace, fissurant petit à petit le plafond de verre qui l'a jusqu'ici empêchée d'arriver au pouvoir.

Depuis son arrivée sur le devant de la scène politique, Marine Le Pen n'a eu de cesse de se démarquer de la rhétorique incendiaire de son père à qui elle a succédé en 2015, rebaptisant trois ans plus tard son parti Rassemblement national (RN), aujourd'hui fort de près de 90 députés.

Jusqu'ici, une sorte de "cordon sanitaire" entourait son camp, que les autres partis refusaient catégoriquement de voir défiler à leurs côtés.

Dimanche, une digue a sauté, estiment les analystes, qui y voient un tournant dans l'histoire du parti fondé en 1972.

Bien que relégués à l'arrière de la manifestation emmenée par les présidents des deux chambres et deux anciens chefs d'Etat, Marine Le Pen et ses proches ont pu défiler, à peine chahutés par des membres du Golem, un collectif de jeunes juifs.

"Nous sommes exactement là où nous devons être", a déclaré devant les caméras la députée du Pas-de-Calais.

Pour Jean-Daniel Levy, de l'institut de sondages Harris Interactive, la dirigeante "avait tout à gagner de sa présence dans cette manifestation."

"Ce que ça veut dire pour 2027, c'est que les raisons de s'opposer à l'élection de Marine Le Pen sont encore plus faibles aujourd'hui qu'elles ne l'étaient il y a encore quelque temps", a dit le politologue à Reuters.

La députée écologiste Sandrine Rousseau a fait part de son malaise face à ce qu'elle estime être un moment de "bascule", dénonçant sur France 2 un Rassemblement national qui "s'est blanchi face à son antisémitisme de naissance".

STRATÉGIE EUROPÉENNE

Les proches de Marine Le Pen ont fait part de leur satisfaction.

"Plusieurs fois, Marine Le Pen a été applaudie dans le cortège", a dit à Reuters un membre de son entourage. "Les Français savent que Marine Le Pen a rompu définitivement avec Jean-Marie Le Pen sur ce sujet [de l'antisémitisme-NDLR]. Les tentatives de rediabolisation ne fonctionnent plus."

L'ancien Premier ministre Edouard Philippe et l'ex-président Nicolas Sarkozy ont tous deux approuvé la présence du RN dans le défilé, le premier déclarant sur BFMTV que "lorsqu'il s'agit de lutter contre l'antisémitisme, moi je prends tout le monde".

La stratégie adoptée par Marine Le Pen se retrouve ailleurs en Europe, notamment en Italie, où le gouvernement de droite de Giorgia Meloni se montre résolument pro-israélien depuis le début du conflit entre l'Etat hébreu et le Hamas, une posture adoptée de longue date pour gagner en respectabilité.

Membre d'un mouvement néo-fasciste quand elle était adolescente, Giorgia Meloni s'est engagée l'année dernière à lutter contre "toute forme de discrimination et d'antisémitisme" en rendant hommage aux journalistes juifs persécutés par les lois raciales de l'ère fasciste.

En Allemagne, le parti d'extrême droite Alternative pour l'Allemagne a dit sa solidarité avec Israël et exhorté le gouvernement à prendre des mesures pour empêcher "l'antisémitisme importé" de la part des migrants musulmans, bien que les services de sécurité aient fait part de la présence d'antisémitisme au sein du parti.

En Grande-Bretagne, la droite du Parti conservateur au pouvoir a adopté une position farouchement pro-israélienne, allant jusqu'à qualifier les manifestations de soutien aux Palestiniens de "marches de haine".

"PERSONNE N'EST DUPE"

En France, des personnalités de la communauté juive ont dit croire à la sincérité de la mue du camp Le Pen.

"Pour moi, l'ADN de l'extrême droite, c'est l'antisémitisme. Donc, quand je vois un grand parti issu de l'extrême droite abandonner l'antisémitisme, le négationisme, et marcher vers des valeurs républicaines, je m'en réjouis. Je prends acte de ces pas en avant du Rassemblement national", a déclaré au Figaro Serge Klarsfeld, célèbre comme "chasseur de nazis".

Les organisations juives sont plus circonspectes, à l'image de Yonathan Arfi, président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), qui a dénoncé "une forme d'appropriation, d'instrumentalisation" de la manifestation.

Hasard du calendrier, se tient en ce moment-même le procès en diffamation intenté par Marine Le Pen contre son ancien conseiller économique, Jean-Richard Sulzer, qui a déclaré en 2021 que son parti faisait de la discrimination à l'égard des juifs en les plaçant à des positions inéligibles sur les listes électorales.

"Personne n'est dupe de l'intention de l'extrême-droite qui consiste à mieux soutenir une communauté pour mieux en exclure une autre", a déclaré mercredi à la presse le porte-parole du gouvernement français, Olivier Véran.

Pour Jean-Daniel Lévy, la stratégie de Marine Le Pen a néanmoins réussi à changer les perceptions d'une partie du public et vise à "inverser la nature du débat" en laissant entendre que "le danger n'est plus l'extrême droite mais l'islamisme ou l'islam politique." (Reportage Michel Rose et Elizabeth Pineau, avec Juliette Jabkhiro à Paris, Angelo Amante à Rome, Sarah Marsh à Berlin et Rachel Armstrong à Londres, édité par Kate Entringer)